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L’USCOQUE.

Le sang-froid et l’audace de l’assassin, qui, au lieu de fuir, s’occupait à laver le sang répandu sur les dalles, étonnèrent tellement le docteur, qu’il résolut de l’observer et de le suivre. Masqué par un angle de mur, il avait pu voir tous ses mouvemens sans qu’il s’en doutât. Il longea les maisons du quai, tandis que l’assassin longeait le quai opposé. Le docteur avait pour lui l’avantage de l’ombre, et pouvait se glisser inaperçu, tandis que la lune, se dégageant des nuages, éclairait en plein le coupable. Ce fut alors que le docteur, n’étant plus séparé de lui que par un canal fort resserré, reconnut distinctement non pas seulement le costume turc, mais encore la taille et l’allure du jeune musulman qui depuis un an est attaché au service de messer Orio Soranzo. Ce jeune homme se retirait sans se presser, et de temps en temps s’arrêtait pour regarder s’il n’était pas suivi. Le docteur avait soin alors de s’arrêter aussi. Il le vit s’enfoncer dans une petite rue. Alors le docteur se mit à courir jusqu’au premier pont, et, gagnant de vitesse, il eut bientôt rejoint Naama, mais toujours à une distance raisonnable, et il le suivit ainsi à travers mille détours pendant près d’une heure, jusqu’à ce qu’enfin il le vît rentrer au palais Soranzo. Ayant par là acquis la certitude qu’il ne s’était pas trompé de personnage, le docteur alla faire sa déclaration à la police, et de là, tandis que l’on procédait sur-le-champ à l’arrestation de messer Orio et de son serviteur, il retourna chez lui. Il trouva plusieurs hommes errant et cherchant sur le quai d’un air fort affairé. L’un d’eux vint à lui, et l’ayant reconnu tout de suite, car il commençait à faire jour, lui demanda avec civilité, et en l’appelant par son nom, s’il n’avait pas vu ou entendu quelque chose d’extraordinaire, un homme en fuite, ou un combat sur son chemin, dans le quartier qu’il venait de parcourir. Mais le docteur, au lieu de répondre, recula de surprise, et faillit tomber à la renverse en voyant devant lui le spectre d’un homme qu’il croyait mort depuis un an, et dont la perte douloureuse avait été pleurée par sa famille. — Ne soyez ni étonné, ni effrayé, mon cher docteur, dit le fantôme ; je suis votre fidèle client et ancien ami le comte Ermolao Ezzelin, que vous avez peut-être eu la bonté de regretter un peu, et qui a échappé, comme par miracle, à des malheurs étranges…

En cet endroit de la déposition du docteur, Orio se tordit les poings sous son manteau. Ses yeux rencontrèrent ceux du docteur. Ils avaient l’expression ironique et un peu cruelle de l’homme d’honneur déjouant les ruses d’un scélérat.

La lecture continua.