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MARGOT.

lait alors que les blés se tinssent plus droits et plus fiers que de coutume, que le soc des charrues fût plus étincelant. À sa vue, ses garçons de ferme, couchés à l’ombre et en train de dîner, se découvraient respectueusement, tout en avalant leurs belles tranches de pain et de fromage. Les bœufs ruminaient en bonne contenance, les chevaux se redressaient sous la main du maître qui frappait leur croupe rebondie : « Notre pays est le grenier de la France, » disait quelquefois le bon homme ; puis il penchait la tête en marchant, regardait ses sillons bien alignés, et se perdait dans cette contemplation.

Mme Piédeleu, sa femme, lui avait donné neuf enfans, dont huit garçons, et si tous les huit n’avaient pas six pieds de haut, il ne s’en fallait guère. Il est vrai que c’était la taille du bonhomme et la mère avait ses cinq pieds cinq pouces ; c’était la plus belle femme du pays. Les huit garçons, forts comme des taureaux, terreur et admiration du village, obéissaient en esclaves à leur père. Ils étaient, pour ainsi dire, les premiers et les plus zélés de ses domestiques, faisant tour à tour le métier de charretiers, de laboureurs, de batteurs en grange. C’était un beau spectacle que ces huit gaillards, soit qu’on les vît, les manches retroussées, la fourche au poing, dresser une meule ; soit qu’on les rencontrât, le dimanche, allant à la messe, bras dessus bras dessous, leur père marchant à leur tête ; soit, enfin, que le soir, après le travail, on les vît, assis autour de la longue table de la cuisine, deviser en mangeant la soupe et choquer en trinquant leurs grands gobelets d’étain.

Au milieu de cette famille de géans était venue au monde une petite créature, pleine de santé, mais toute mignonne ; c’était le neuvième enfant de Mme Piédeleu, Marguerite, qu’on appelait Margot ; sa tête ne venait pas au coude de ses frères, et quand son père l’embrassait, il ne manquait jamais de l’enlever de terre et de la poser sur la table. La petite Margot n’avait pas seize ans ; son nez retroussé, sa bouche bien fendue, bien garnie et toujours riante, son teint doré par le soleil, ses bras potelés, sa taille rondelette, lui donnaient l’air de la gaieté même ; aussi faisait-elle la joie de la famille ; assise au milieu de ses frères, elle brillait et réjouissait la vue comme un bluet dans un bouquet de blés. Je ne sais, ma foi, disait le bonhomme, comment ma femme s’y est prise pour me faire cet enfant-là ; c’est un cadeau de la Providence ; mais toujours est-il que ce brin de fillette me fera rire toute ma vie.

Margot dirigeait le ménage ; la mère Piédeleu, bien qu’elle fût encore verte, lui en avait laissé le soin, afin de l’habituer de bonne