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SPIRIDION.

dans la nature de mon être que mille autres erreurs suggérées chaque jour aux hommes par la coutume et le préjugé. Je travaillai à détruire en moi l’esprit de charité, avec autant de soin que j’en avais mis jadis à développer le feu divin dans mon cœur. Alors je tombai dans un ennui profond, et, comme un ami qui ne peut vivre privé de l’objet de son affection, je me sentis dépérir, et je traînai ma vie comme un fardeau.

Au sein de ces anxiétés et de ces fatigues, six années étaient déjà consumées. Six années, les plus belles et les plus viriles de ma vie, étaient tombées dans le gouffre du passé, sans que j’eusse fait un pas vers le bonheur ou la vertu. Ma jeunesse s’était écoulée comme un rêve. L’amour de l’étude semblait dominer toutes mes autres facultés. Mon cœur sommeillait ; et, si je n’eusse senti quelquefois, à la vue des injustices commises contre mes frères et à la pensée de toutes celles qui se commettent sans cesse à la face du ciel, de brûlantes colères et de profonds déchiremens, j’eusse pu croire que la tête seule vivait en moi et que mes entrailles étaient insensibles. À vrai dire, je n’eus point de jeunesse, tant les enivremens contre lesquels j’ai vu les autres religieux lutter si péniblement, passèrent loin de moi. Chrétien, j’avais mis tout mon amour dans la Divinité ; philosophe, je ne pus reporter mon amour sur les créatures, ni mon attention sur les choses humaines.

Tu te demandes peut-être, Angel, ce que le souvenir de Fulgence et la pensée de Spiridion étaient devenus parmi tant de préoccupations nouvelles. Hélas ! j’étais bien honteux d’avoir pris à la lettre les visions de ce vieillard, et de m’être laissé frapper l’imagination au point d’avoir eu moi-même la vision de cet Hébronius. La philosophie moderne accablait d’un tel mépris les visionnaires, que je ne savais où me réfugier contre le mortifiant souvenir de ma superstition. Tel est l’orgueil humain, que même lorsque la vie intérieure s’accomplit dans un profond mystère, et sans que les erreurs et les changemens de l’homme aient d’autre témoin que sa conscience, il rougit de ses faiblesses, et voudrait pouvoir se tromper soi-même. Je m’efforçais d’oublier ce qui s’était passé en moi à cette époque de trouble, où une révolution avait été imminente dans tout mon être, et où la sève trop comprimée de mon esprit avait fait irruption avec une sorte de délire. C’est ainsi que je m’expliquais l’influence de Fulgence et d’Hébronius sur mon abandon du christianisme. Je me persuadais (et peut-être ne me trompais-je pas) que ce changement était inévitable ; qu’il était, pour ainsi dire, fatal, parce qu’il était