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VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES.

Si, au nombre des vertus du géographe, M. Balbi a omis de citer la réserve et la modestie, c’est qu’il a dû les considérer comme nuisibles ou inutiles : aussi n’en use-t-il pour sa part qu’avec la plus grande sobriété. Personne n’est plus rempli que lui de l’importance, de la grandeur, de la perfection de son œuvre. La veille de sa venue, il n’y avait que chaos dans la géographie ; mais il a voulu que la lumière se fit et la lumière s’est faite. Il faut voir quels airs de souveraine compassion il affecte vis-à-vis des petits esprits qui, avant lui, ont osé toucher à cette science ! Comme il les traite de haut, ces prétendus géographes, ces géographes routiniers, ces certains géographes et cartographes, ce commun des géographes, complètement étrangers aux progrès de la civilisation[1] ! Il ne leur pardonne rien, en maître sévère, pas même d’avoir ignoré ce qui ne s’est découvert qu’après eux. Et si sur sa route il en rencontre quelqu’un chargé d’un bagage dont il suspecte l’origine, voyez-le s’attendrir, s’indigner, réclamer son bien et son trésor : on le dépouille de son édifice géographique ; on lui dérobe une portion de sa Bible de Géographie, on lui ravit le fruit de ses longues veilles, on le frustre de l’honneur qui lui est dû ! Il en appelle au public, il invoque l’Europe savante, il en réfère à la postérité ; il crierait à la garde s’il l’osait. Même bruit, même tactique contre les critiques qui ont eu la hardiesse de ne pas admettre tous ses chiffres. C’est merveille comme il les réfute, comme il les retourne, comme il se prouve qu’ils ont tort, comme il se démontre qu’il est l’infaillibilité même ! Notez que cette polémique de susceptibilité et de plainte se trouve dans un Abrégé de Géographie.

M. Balbi ne manque pas d’ailleurs d’une certaine perspicacité dans ses colères. Autant il est intraitable envers les auteurs dont il veut détrôner les livres, autant il est miséricordieux et bon envers les voyageurs dont il a utilisé les documens, et les savans qui lui ont prêté leur concours. Un encens perpétuel fume dans ses pages en l’honneur de ses innombrables collaborateurs : il épuise le vocabulaire pour trouver des épithètes à la hauteur de leurs mérites ; ils sont tous des hommes incomparables, prodigieux, divins, ils ont tous des titres éclatans à l’admiration des hommes. Ce rôle de thuriféraire ne semble pas fatiguer l’auteur ; il le soutient durant quatorze cents pages. Ne lui demandez pas de juger les matériaux issus d’une confraternité amicale ; tout est beau en eux, tout est vrai, tout est pur comme l’or. M.  Dou-

  1. Ce qui est en italique est littéralement cité.