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VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES.

pour les besoins de la cause, n’ont rien de durable ni de sérieux. Ce sont des éclairs qui traversent l’Abrégé, une inconséquence née du plus ingénieux calcul. Feuilletez quelques pages ; la nature va reprendre le dessus, et de toutes ces lumières dont il a exagéré l’éclat, M. Balbi se fera une auréole pour lui-même. On peut appeler cela du désintéressement placé à gros intérêt. Voici d’ailleurs un correctif à ces allures passagères d’humilité et de renonciation. Il est assez admis, dans le monde des sciences et des lettres, qu’un auteur ne doit se citer lui-même qu’avec une grande sobriété, et en cherchant à adoucir par quelques formules convenues ce qu’une telle prétention renferme en soi de tranchant et d’excessif. Cette loi des esprits modestes n’a pas été faite pour M. Balbi : il passe à côté d’elle sans la voir ; il l’ignore ou il la viole de propos délibéré. A-t-il besoin de s’appuyer, pour faire la preuve d’un chiffre ou d’un fait, sur une autorité irrécusable ? C’est la sienne qu’il invoque avant toutes les autres. Lui faut-il corroborer une assertion contestée ? c’est à son avis antérieur qu’il s’en réfère. Il se mire dans ses travaux anciens, il se redit ses calculs, il s’écoute parler, il s’énumère avec bonheur ses propres ouvrages, l’Atlas ethnographique, le Compendio di geografia, la Balance politique du globe, the World compared to the British empire ; il est heureux, il s’épanouit, il se dilate ; on voit qu’il s’aime. De cette disposition d’esprit et de ce besoin de se plaire naîtra pour nos neveux une autorité géographique à deux degrés de sanction : Balbi apud Balbi.

On a vu combien l’Abrégé de géographie est enclin à sacrifier au succès : il ne ménage rien de ce qui peut désarmer cette idole, il n’y épargne ni sa fierté, ni sa dignité. Il sait où sont ses juges et quels pourront être ses patrons. Il va vers eux, les prévient, les entoure de tant de flatteries, fait si bien leur part à tous et à chacun, que la résistance sera impossible. L’univers entier doit devenir complice du triomphe. Les savans ont leur lot ; chacun d’eux a son piédestal ; leurs titres revivent dans chaque page. Le livre est leur enfant ; ils ne l’étoufferont pas de leurs mains. Les journaux, les revues ont leur contingent aussi : on les cite tous comme des réservoirs inépuisables, où l’auteur a trempé maintes fois ses lèvres altérées de science ; on les nomme par leurs noms, on les fascine par des airs polyglottes, on exalte la publicité anglaise, on couronne la publicité américaine, on déifie la publicité allemande, on se met aux pieds de la publicité française, le tout accompagné d’un étalage de noms propres qui doivent imposer le respect et l’attention au gros des profanes. Ainsi la