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presse périodique, comme les savans, aura les mains liées : on ne peut pas répondre à des complimens par une critique brutale. Reste maintenant le succès extérieur, celui qui résulte d’un patronage opulent et européen. Ici le génie de l’Abrégé s’est surpassé lui-même ; il a rencontré une de ces inspirations qui font époque. Comment intéresser les grands seigneurs de tout le globe au succès d’un livre géographique ? Là était le problème : il a été victorieusement résolu. Ces seigneurs, ces princes possèdent des cabinets de médailles, des musées, des collections d’oiseaux ; les plus modestes ont des herbiers, des objets de conchyliologie, des bibliothèques, des galeries, des serres, des cartons de dessins, des volières, ou quelques armoires remplies de pétrifications. « Il n’y a qu’à citer tout cela, s’est dit l’Abrégé. Mille noms puissans, mille patrons, mille prospectus. » Et il l’a fait. Des animaux empaillés ne sont peut-être pas de la géographie, et c’est dégrader la science que de la faire descendre à des détails d’almanach ; mais le succès est une divinité impérieuse et exigeante : on ne l’apaise pas sans victimes.

S’il est des choses dont l’auteur de l’Abrégé se montre prêt à faire très bon marché, il en est d’autres à propos desquelles il ne plaisante jamais : de ce nombre est l’autorité de la statistique. Qu’on ne parle pas, devant M. Balbi, légèrement et irrévérencieusement de la statistique ; on allumerait toutes ses colères. Il sacrifiera le style, s’il le faut ; immolera la pensée, s’il en est besoin ; mais, sur la statistique, il ne cédera pas. L’ennemi de la statistique est son ennemi ; il est prêt à rompre une lance avec les détracteurs d’une étude qu’il nomme « la bienfaitrice de l’humanité. » En voulez-vous la preuve ? M. Balbi l’administre sur-le-champ. Si Moreau et Suchet avaient connu à fond la statistique, ils n’auraient pas frappé, l’un à Saltzbourg, en 1800, l’autre à Girone, en 1809, des contributions de guerre hors de proportion avec les ressources locales. L’argument est triomphant, il ne souffre pas de réplique. Cependant, quelque désir que nous ayons de vivre en bonne intelligence avec la statistique, dont nous aimons à proclamer d’ailleurs l’utilité secondaire, il nous est impossible de ne pas faire observer à son champion que c’est là une science conjecturale, arbitraire, ductile, aussi propre à servir les passions qu’à éclairer les intérêts. Grace à la complaisance des chiffres et aux capitulations de la conscience humaine, la statistique n’a guère été jusqu’ici qu’une arène ouverte aux systèmes, à la mauvaise foi, à l’erreur ou à la paresse ; une arme à deux tranchans, qui blesse aujourd’hui celui qui s’en est armé victorieuse-