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DES SYSTÈMES HISTORIQUES.

complète[1]. Les faits actuels, les rapports nouveaux qu’il s’agissait de reconnaître et de sanctionner par des lois constitutives, furent la base des démonstrations du publiciste logicien ; il n’y eut que peu de mots pour l’histoire, mais ces mots furent décisifs ; les voici :

« Que si les aristocrates entreprennent, au prix même de cette liberté dont ils se montreraient indignes, de retenir le peuple dans l’oppression, il osera demander à quel titre. Si l’on répond : À titre de conquête, il faut en convenir, ce sera vouloir remonter un peu haut. Mais le tiers-état ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés ; il se reportera à l’année qui a précédé la conquête, et, puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérans et d’avoir succédé à des droits de conquête ? La nation, épurée alors, pourra se consoler, je pense, d’être réduite à ne plus se croire composée que des descendans des Gaulois et des Romains. En vérité, si l’on tient à distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on pas révéler à nos pauvres concitoyens que celle qu’on tire des Gaulois et des Romains vaut au moins autant que celle qui viendrait des Sicambres, des Welches et autres sauvages sortis des bois et des marais de l’ancienne Germanie ? Oui, dira-t-on ; mais la conquête a dérangé tous les rapports, et la noblesse a passé du côté des conquérans. Eh bien ! il faut la faire repasser de l’autre côté ; le tiers redeviendra noble en devenant conquérant à son tour[2]. »

Les Welches sont ici de trop, et le sens donné à ce nom accuse l’inexpérience de Sieyes en philologie historique[3] ; mais la dédaigneuse fierté de ses paroles peut servir à mesurer l’immensité du changement qui avait eu lieu, depuis soixante ans, dans la condition et dans l’esprit du tiers-état. Soixante ans auparavant, le système de Boulainvilliers soulevait d’indignation les classes roturières ; il effrayait comme une menace, contre laquelle on n’était pas bien sûr de prévaloir, et qu’on repoussait, en s’abritant d’un contre-système qui niait la conquête[4]. La théorie qui, en 1730, causait tant de rumeur, est acceptée avec un sang-froid ironique par l’écrivain de 1789,

  1. Qu’est-ce que le tiers-état ? pag. 59 et suiv., édition de 1820.
  2. Ibid., pag. 70.
  3. C’est le nom des Gaulois et des Romains eux-mêmes, dans l’idiôme des nations germaines.
  4. Voyez plus haut, chapitre II pages 752 et suivantes.