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CRITIQUE HISTORIQUE.

Ce ne sont pas seulement les traducteurs qui l’ont ignorée ; ce sont encore les commentateurs, les littérateurs, tout le monde enfin, jusqu’à M. Granier exclusivement, ce qui lui laisse la responsabilité tout entière de son invention. Du reste, M. de Cassagnac ne paraît nullement embarrassé de prouver ce qu’il avance ; il s’y offre même très volontiers, et de manière à faire croire qu’il a traité avec une prédilection particulière ce petit morceau de philologie. « Les preuves, ajoute-t-il, de ce que nous disons là, sont faciles et concluantes, et nous avons quelque plaisir à les déduire, parce qu’il s’agit d’un point historique assez curieux, qui est en même temps un point littéraire fort piquant.

« D’abord Suétone raconte qu’après les victoires de Tibère en Illyrie, le sénat voulut lui donner immédiatement le surnom de Pius, lequel devait avoir une signification plus honorable que celui d’Augustus, qu’il signait, et qui était héréditaire dans la maison Claudia. »

Cette preuve a le tort de ne prouver absolument rien de ce qu’on lui demande, et le tort encore plus grave de renfermer trois erreurs dont deux pourraient passer pour des énormités. Traduisons d’abord la phrase de Suétone : « Censuerunt etiam quidam, ut Pannonicus, alii ut Invictus, non-nulli ut Pius cognominaretur[1]. — Il y en eut qui furent d’avis qu’on lui décernât le surnom de Pannonique, d’autres celui d’Invincible, quelques-uns celui de Pieux. » On voit qu’il s’agit de trois surnoms proposés pour Tibère, et que les avis sont partagés sur celui qu’il convient de choisir. M. de Cassagnac conclut du dernier qu’il devait avoir une signification plus honorable que celui d’Auguste. Pourquoi cela ? Serait-ce parce qu’on le proposait comme une distinction ? Mais à ce titre les deux autres auraient le même privilége. D’ailleurs, en admettant que Pius eût une signification plus honorable qu’Augustus, s’ensuivrait-il qu’il voulût dire fils de Jupiter ou descendant d’un dieu quelconque ? Nous avons signalé trois erreurs : la première est d’avoir établi des rapports entre Augustus et Pius. Généralement parlant, il ne peut exister de rapports entre ces deux mots, et dans le cas actuel, il y avait, en outre, des raisons péremptoires pour ne pas les rapprocher. Quelle signification avait donc le surnom de Pius dans la pensée des sénateurs qui le proposèrent ? La signification que nous avons mentionnée la troisième, en parcourant les divers sens du mot. On voulait rappeler l’humble soumission de l’hypocrite Tibère aux volontés d’Auguste et les marques de respect, de déférence et de dévouement affectueux que, depuis son retour de Rhodes, il s’empressa de donner à l’empereur en toute circonstance. Les deux autres erreurs consistent à dire que Tibère signait du nom d’Auguste à l’époque de son expédition d’Illyrie, et que ce nom était héréditaire dans la maison Claudia. Cette dernière erreur est surtout fort amusante de la part d’un homme qui doit être si entendu à débrouiller les généalogies des antiques familles. Si M. Granier de Cassagnac affectait moins de dédain pour toutes les monographies qui ont précédé la sienne, nous

  1. Tiber., XVII.