Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
49
SPIRIDION.

favorable : cet homme, qui venait une fois par mois demander l’aumône à la porte du couvent, m’avait toujours inspiré de l’éloignement. Quoique la piété des ames simples ne le laissât pas manquer du nécessaire, il était obligé par ses vœux à mendier de porte en porte à des intervalles périodiques, plutôt pour faire acte d’abjection que pour assurer son existence. J’avais un grand mépris pour cette pratique ; et cet ermite, avec son grand crâne conique, ses yeux pâles et enfoncés qui ne semblaient pas capables de supporter la lumière du soleil, son dos voûté, son silence farouche, sa barbe blanche, jaunie à toutes les intempéries de l’air, et sa grande main décharnée, qu’il tirait de dessous son manteau plutôt avec un geste de commandement qu’avec l’apparence de l’humilité, était devenu pour moi un type de fanatisme et d’orgueil hypocrite.

Quand j’eus gravi la montagne, je fus ravi de l’aspect de la mer. Vue ainsi en plongeant de haut sur ses abîmes, elle semblait une immense plaine d’azur fortement inclinée vers les rocs énormes qui la surplombaient, et ses flots réguliers, dont le mouvement n’était plus sensible, présentaient l’apparence de sillons égaux tracés par la charrue. Cette masse bleue, qui se dressait comme une colline et qui semblait compacte et solide comme le saphyr, me saisit d’un tel vertige d’enthousiasme, que je me retins aux oliviers de la montagne pour ne pas me précipiter dans l’espace. Il me semblait qu’en face de ce magnifique élément le corps devait prendre les forces de l’esprit et parcourir l’immensité dans un vol sublime. Je pensai alors à Jésus marchant sur les flots, et je me représentai cet homme divin, grand comme les montagnes, resplendissant comme le soleil. Allégorie de la métaphysique, ou rêve d’une confiance exaltée, m’écriai-je, tu es plus grand et plus poétique que toutes nos certitudes mesurées au compas et tous nos raisonnemens alignés au cordeau !…

Comme je disais ces paroles, une sorte de plainte psalmodiée, faible et lugubre prière qui semblait sortir des entrailles de la montagne, me força de me retourner. Je cherchai quelque temps des yeux et de l’oreille d’où pouvaient partir ces sons étranges ; et, enfin, étant monté sur une roche voisine, je vis sous mes pieds, à quelque distance, dans un écartement du rocher, l’ermite nu jusqu’à la ceinture, occupé à creuser une fosse dans le sable. À ses pieds était étendu un cadavre roulé dans une natte et dont les pieds bleuâtres, maculés par les traces de la peste, sortaient de ce linceul rustique. Une odeur fétide s’exhalait de la fosse entr’ouverte, à peine