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bles, las de toutes ces sensations achetées à force de science et de crimes, et dont il ne reste plus que cendres dans son cœur, se trouve tout à coup en face de la mort qui se présente à lui sous quatre formes hideuses, et s’écrie dans un mouvement d’ineffable tristesse : « Ô nature ! que ne suis-je un homme devant toi, rien qu’un homme ! cela vaudrait la peine alors d’être homme ! »

Stünd’ich, Natur ! vor dir ein Mann allein !
Da wär’s der Mühe werth ein Mensch zu seyn.

Voilà un vers qui a dû s’éveiller plus d’une fois dans la conscience de Goethe, un vers qu’il s’est dit peut-être à lui-même dans certaines occasions solennelles, le jour sans doute où Frédérique se mourait de cet amour dévorant qu’il ne pouvait partager. S’il en a été ainsi, s’il a vraiment senti dans son ame toute l’amertume que cette pensée exprime, qu’il soit à jamais absous ; Frédérique, du fond de sa tombe, lui a pardonné, car il a souffert autant qu’elle. Vous qui êtes si prompts, lorsqu’il s’agit d’accuser le génie, avez-vous réfléchi seulement aux angoisses de sa destinée ? Un jeune homme plein d’enthousiasme et de vigueur est assis entre deux démons qui se disputent son existence. Là-bas sont les amours de vingt ans, les doux loisirs, toutes les roses de la terre. Son imagination travaille, son sang bout, sa chaude nature l’emporte ; il va pour courir où les verres s’entrechoquent, où les mains s’étreignent, où les lèvres amoureuses se rencontrent ; alors son génie inexorable le retient et l’enferme dans une chambre étroite, au milieu de volumes jaunis et poudreux, et tandis que les étudians, ses frères, boivent joyeusement sous les grands ormes ou se dispersent dans les sentiers en fleurs pour causer avec leurs maîtresses, tandis que tous les anges de la vie passent sous sa fenêtre et l’appellent par son nom, lui seul, inquiet, altéré de science et d’avenir, poursuit péniblement son étude à travers des sacrifices sans cesse renaissans. « Ô nature ! que ne suis-je donc un homme devant toi ! rien qu’un homme ! alors cela vaudrait la peine d’être homme ! » À vingt ans surtout, n’est-ce pas, Goethe ? Oui, cette pensée a dû lui venir à cet âge et sortir tout à coup de son jeune cœur, comme une flamme du volcan ; mais nul n’en a jamais rien su. Son orgueil la refoulait sans doute dans les profondeurs de sa conscience ; la veille de sa mort seulement il s’en est déchargé dans le sein de Faust, ce personnage singulier qui le suivait pas à pas dans son chemin, le seul peut-être auquel le grand poète se soit confessé jamais.

Une fois ces conditions de caractère admises comme les nécessités