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REVUE. — CHRONIQUE.

pour cent mille Européens qui se transportent en Orient, à peine un seul Asiatique passe-t-il en Europe ; et cependant les Asiatiques ne redoutent pas les distances. L’Oriental n’a pas de patrie ? répondaient-ils ; le voit-on quitter le sable du désert pour aller habiter les environs enchanteurs de Damas ou de Bagdad ? Il ne possède pas ? dites-vous ; mais un sultan n’oserait, sans la permission expresse d’un propriétaire entrer dans sa maison, tandis qu’en Europe on fouille, on séquestre, on ferme les habitations. M. de Lamartine avait dit que les habitans actuels de la Turquie ne forment pas un peuple ; on lui demanda si l’Arabe et l’Osmanli, soumis au même sultan, diffèrent plus l’un de l’autre que le Polonais et le Russe, le Hongrois et le Bohémien soumis à l’Autriche. Enfin on lui montrait les conquérans chrétiens extirpant, quand ils le pouvaient, le mahométisme, tandis que les conquérans mahométans respectaient la religion, les mœurs et jusqu’à la législation de leurs sujets chrétiens. Ce n’était pas trop mal répondre pour des Turcs, et il nous semble que la réforme n’a pas tout-à-fait anéanti un gouvernement qui raisonne de la sorte. Le moment de sa mort pourrait donc avoir été un peu avancé dans la pensée de M. de Lamartine ; et si la France savait se former dès cette heure une politique conforme à ses intérêts, elle aurait encore le temps de la pratiquer de manière à retarder pendant longues années le partage de l’empire turc, ou à prendre la part qui lui convient lorsque l’heure de sa chute aura sonné. M. Villemain, qui s’est donné la tâche de montrer l’empire ottoman encore tout plein de vie, et qui a un peu exagéré, de son côté, les forces vitales de cet empire, n’a pas eu dessein, nous l’espérons, de dispenser le ministère de prêter secours à la Turquie, en montrant qu’elle peut se secourir elle-même. Quant à la politique de la France en Orient depuis neuf ans, politique que M. Villemain est venu défendre, l’état de nos relations avec le Levant la fait mieux juger que ses paroles, et toute l’éloquence du spirituel ministre échoue devant les chiffres de nos statistiques commerciales et de nos budgets.

Il faut s’arrêter, et renoncer à suivre les orateurs, et même M. Guizot dans son beau plaidoyer en faveur du maintien de l’indépendance ottomane. Nous nous bornerons à une seule observation sur le discours de M. Guizot. L’Égypte et la Grèce sont, selon lui, deux pierres tombées naturellement de l’édifice turc ; il faut les laisser tomber, et se consoler en pensant qu’il n’y a pas eu démembrement, mais un simple écroulement qui laisse subsister l’édifice. — Il en est ainsi pour la Grèce peut-être. La Turquie peut encore tirer parti de la Grèce. Organisée comme elle est, la Grèce a intérêt à ce que la Méditerranée jouisse de son indépendance, c’est-à-dire à ce qu’un plus grand nombre de puissances y dominent ; elle a surtout intérêt à ce que son voisinage soit occupé par un gouvernement réduit à se maintenir et à se défendre comme est la Turquie. Le voisinage de la Russie serait fatal à la Grèce, et son gouvernement, quelles que soient les apparences, ne peut souhaiter un évènement qui le mettrait à la merci de la Russie ou de l’Angleterre. Mais pour l’Égypte émancipée, la similitude de croyances et de mœurs en feront toujours la rivale de la Turquie, et si c’est une pierre tombée naturellement, elle est tombée de manière à