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d’émulation s’amortirait, et de l’équilibre des forces sociales résulterait bientôt l’immobilité du néant. L’inégalité des ressources, l’excitation du besoin, le désir d’améliorer le présent, d’assurer l’avenir, de constituer une famille afin de revivre honorablement dans les siens, sont autant de ressorts qui doivent agir sans relâche pour entretenir le mouvement. Quelle est la loi de ces oscillations ? dans quel rayon doivent-elles s’opérer ? Grandes questions que l’économie politique a laissées indécises, et qu’il ne faut pas espérer de résoudre d’une manière absolue. Le mal commence, selon nous, quand viennent à manquer, pour une partie de la société, les occasions ou les instrumens du travail, et que la certitude d’élargir sa condition à force d’énergie ne soutient plus l’homme pauvre dans la rude tâche que la fatalité lui commande.

Quant à l’industrie, M. de Gérando paraît beaucoup plus préoccupé d’en faire l’apologie, que de rechercher pourquoi les germes de misère se développent de préférence dans les foyers de fabrication. Le langage des faits a une énergie à laquelle il faut se rendre : il est constaté que, dans les districts manufacturiers, l’affaiblissement corporel est plus général et la mortalité plus grande que dans les régions agricoles. Si les salaires sont plus élevés pour les artisans, leur agglomération autour d’un même centre élève proportionnellement le prix des denrées. Leur sort est aussi plus précaire. La concurrence effrénée, l’engorgement des magasins, les balancemens du crédit, l’introduction des procédés nouveaux, déterminent périodiquement des crises qu’ils ne traversent pas sans souffrances. Nous savons que les machines, en rendant plus favorables les conditions de vente, augmentent, en dernier résultat, le nombre des travailleurs : mais il n’est pas moins vrai que la transition fait des victimes dont la charité publique doit prévenir le désespoir. Un autre effet de l’emploi des forces mécaniques qui neutralisent les forces humaines est de substituer des enfans qu’on épuise aux adultes, et de condamner prématurément ceux-ci à l’inutilité[1]. L’auteur du traité de la Bienfaisance publique accepte ces difficultés avec une résignation trop héroïque. Il s’écrie : « Le navire qui s’élance hors du port en déployant ses voiles, qui traverse l’océan pour aller conquérir des richesses inconnues, ne peut-il pas être arrêté par le calme, assailli par la tempête, brisé contre un écueil, frappé de la foudre ? Et comment l’industrie, dans son vol audacieux, ne rencontrerait-elle pas aussi des périls ? » Pour qui observe de si haut les choses de ce monde, les convulsions de quelques victimes isolées cessent d’être perceptibles. On ne distingue plus que les mouvemens d’ensemble, et comme, en dernier résultat, ils tournent toujours au profit de l’humanité, on se repose aisément dans cette conviction, que du mal de quelques-uns doit sortir le bien du plus grand

  1. Sur 1,600 ouvriers des manufactures de Reufrew et de Lanark, 10 seulement étaient arrivés à quarante-cinq ans, et encore n’étaient-ils conservés que par une indulgence spéciale. — Dans une autre fabrique, à Deanston, sur 800 ouvriers, un inspecteur a compté 442 enfans. — M. de Gérando cite plusieurs faits analogues d’après les documens officiels émis par le parlement anglais.