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DES CLASSES SOUFFRANTES.

soulagent. L’homme qui s’est marié sans probabilité de nourrir sa famille, est un coupable qui doit subir la peine prononcée par la nature, et cette peine est la mort au milieu des angoisses de la misère !

Le sinistre retentissement de cette doctrine appela l’attention des hommes d’état sur des phénomènes trop long-temps négligés. Il fallut bien reconnaître qu’en effet toutes les taxes prélevées en faveur des pauvres tendaient incessamment à s’accroître, et que la foule de ceux que l’état voulait bien accepter pour créanciers grossissait en raison des sacrifices qu’on s’imposait pour les satisfaire. Il fut également constaté qu’un refuge spécialement ouvert à quelqu’une des infirmités sociales semblait multiplier le nombre de ceux qui en étaient atteints[1]. De ces observations, plusieurs économistes, disciples apprivoisés de Malthus, conclurent que tout gouvernement doit s’interdire les œuvres de bienfaisance ; qu’il ne doit agir que préventivement, c’est-à-dire neutraliser autant que possible les germes du mal, mais en même temps fermer les yeux sur le mal qui s’est produit, et en abandonner le soulagement aux hasards de la charité individuelle. Un des apôtres de cette opinion, qui domine en Angleterre, est le docteur Chalmers. En France, l’institut sembla avouer son hésitation, en couronnant, en 1829, deux ouvrages où ces principes étaient professés avec un talent remarquable et une conviction éclairée, ceux de MM. Duchâtel et Naville, et en appelant au partage du prix un adversaire, l’auteur du livre qui nous occupe.

M. de Gérando prétend prendre le milieu entre les économistes qui proclament que la société doit des secours aux indigens qu’elle renferme et ceux qui, niant formellement cette obligation, condamnent toute intervention bienfaisante de l’autorité. Il établit une distinction, fort subtile il est vrai, entre le droit civil et légal qu’il refuse au pauvre, et un certain droit moral qu’il lui attribue. La société, ou plutôt le pouvoir qui la représente, n’abdique pas dans son système la faculté de refuser, et, quand il donne, c’est avec discernement et liberté. Les adversaires de la bienfaisance publique ne manqueront pas de dire que cet amendement n’est qu’une évolution de mots, et ne change rien au fond des choses ; que dans aucun pays, même en Angleterre, l’aumône n’est accordée sans discernement, et que si les demandes y sont déférées au juge de paix, c’est afin que ce magistrat se prononce sur leur légitimité, comme ferait chez nous un administrateur charitable. Le droit moral accepté par M. de Gérando, dira-t-on encore, aurait autant d’autorité que le droit civil, et malheureusement les mêmes effets. Il suffit de la perspective d’un refuge toujours ouvert à l’infortune pour entretenir le pauvre dans une sécurité coupable, tandis qu’il importe de l’effrayer sur les suites de son apathie ou de ses

  1. On a cité pour exemple la population toujours croissante des hospices d’enfans trouvés. M. de Gérando, répondant à cet ordre d’objections, dit que les hospices spéciaux mettent en évidence toutes les misères inaperçues, et que l’augmentation est plus apparente que réelle. Il fait remarquer qu’avant les fondations faites en faveur des sourds-muets, on ne se doutait pas qu’il y eût vingt mille de ces malheureux en France.