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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

assez rapidement. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que, dans cette première période de la filature mécanique, elle tenta surtout les hommes étrangers à l’industrie et que leur position sociale semblait en éloigner des magistrats, des généraux, des hommes de science ou de loisir ; soit que la récompense offerte par Napoléon eût jeté sur cette industrie particulière un reflet de grandeur, soit que, dans une affaire où la mécanique promettait des miracles, on crût pouvoir se passer des connaissances et des habitudes industrielles.

La filature mécanique était donc inventée, et c’est à la France qu’en revenait l’honneur. À la vérité, ce n’était encore qu’une imparfaite et grossière ébauche : les machines fonctionnaient mal, elles se détraquaient souvent, elles ne produisaient que de gros fils, incapables de soutenir, même pour le prix, la concurrence des fils fabriqués à la main ; mais enfin le système était complet, et nul autre pays n’avait rien de semblable à produire. Malheureusement la France s’en tint à cette première ébauche, comme si le travail de l’élaboration l’eût épuisée ; ce fut alors que l’Angleterre, bien moins avancée qu’elle, vint reprendre en sous-main l’œuvre commencée, pour la pousser à son terme et en cueillir les premiers fruits.

En 1824 vint en France un Anglais, alors obscur, et que rien ne recommandait encore à l’attention des hommes, ni sa fortune, ni ses travaux : c’était M. Marshall, dont le nom ne se prononce aujourd’hui qu’avec une sorte de respect parmi ceux qui s’occupent de l’industrie du lin. M. Marshall alla visiter nos établissemens, nos ateliers, et trouva partout les portes ouvertes ; il s’enquit de tous les procédés usités, recueillit toutes les idées, toutes les données éparses. Tout ce que la France avait produit jusqu’alors, ces procédés si laborieusement conçus, si chèrement payés, ces machines, fruits de tant de pénibles travaux et de si dures épreuves, il s’appropria tout cela d’un seul coup, et bientôt, muni de ce précieux bagage, il alla fonder à Leeds, dans le nord de l’Angleterre, un établissement qui prospéra. Quelques personnes, d’ailleurs bien instruites, ne font pas remonter au-delà de cette époque l’origine de la filature mécanique du lin ; elles ont raison, si elles ne considèrent dans cette industrie nouvelle que ses résultats financiers. C’est alors, en effet, que la filature mécanique est sortie de l’ordre des essais improductifs ; qu’elle s’est assise, consolidée ; qu’elle a acquis une valeur industrielle. Mais ces personnes se trompent, si elles prétendent attribuer à l’Angleterre le mérite de la découverte ; toutes les machines qui font la base du système anglais étaient en usage en France avant 1824, et l’on peut s’en convaincre aujourd’hui même, car il existe encore quelques établissemens où elles fonctionnent tant bien que mal dans leur ancien état. Elles étaient sans doute encore bien imparfaites ; mais, à peu de chose près, le travail de l’invention y était accompli. Qu’a donc fait l’Angleterre ? Elle a perfectionné, et voilà tout : c’est beaucoup, comme travail d’art ; c’est tout, au point de vue industriel ; mais il ne faut pas oublier pour cela les travaux, bien autrement pénibles, et peut-être aussi plus méritans, des premiers inventeurs, qui ont frayé la route où les autres ont marché. Sans nier le mérite de ceux qui