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GOETHE.

« Qui mettrons-nous à la place de Göttling ? Il faut un homme capable ; penses-y. »


Le grand-duc Charles-Auguste mourut subitement. Lorsque Goethe apprit cette nouvelle, il était à table, au milieu d’un cercle d’amis qui se réunissaient chez lui régulièrement à certains jours de la semaine. Le bruit courut de bouche en bouche ; on hésita long-temps à l’en instruire, tant ses amis craignaient qu’il ne tombât terrassé par ce coup de foudre instantané. Goethe reçut cette nouvelle avec cet impassible sang-froid qu’il opposait comme un impénétrable acier à tous les évènemens imprévus qui auraient pu troubler l’équilibre normal de son existence. « Ah ! c’est affreux, dit-il ; parlons d’autre chose. » Et le dîner continua[1].

  1. Tout en faisant la part du calcul dans ce soin extrême avec lequel il évitait toute impression violente, il faut dire que cet instinct prodigieux de la conservation personnelle, cette volonté ferme de ne jamais intervenir, se trouve aussi dans le caractère de sa mère. À cet égard, Goethe renchérissait bien un peu sur la nature ; mais on doit convenir que la femme énergique et puissante à laquelle il devait le jour, lui avait transmis avec son sang cet esprit d’impassibilité souveraine qu’il avait fini par ériger en système ; système inexorable, auquel nous voyons qu’il ne dérogea pas même en faveur de Charles-Auguste, de l’ami qu’il devait par la suite le plus sincèrement regretter. — La mère de Goethe, lorsqu’un domestique, une servante, entrait chez elle, lui posait ceci pour première condition : « Si vous apprenez qu’un évènement affreux, désagréable, inquiétant, est arrivé dans ma maison, ou dans la ville, ou dans le voisinage, ne venez jamais me le rapporter. Une fois pour toutes, je n’en veux rien savoir. S’il me touche de près, je l’apprendrai toujours assez à temps ; sinon, qu’ai-je besoin d’en être affectée ? Ainsi, tenez-vous-le pour dit : quand il y aurait le feu dans la rue, je n’en veux rien savoir avant le moment. » Ces instructions furent si bien suivies, qu’en 1805, comme Goethe était dangereusement malade à Weimar, personne n’osa en parler à sa mère. Quelque temps après, lorsqu’une amélioration sensible se déclara, elle fut la première à rompre le silence, et dit à ses amies : « Vous aviez beau vous taire sur l’état de Wolfgang, je savais tout ; maintenant vous pouvez parler de lui, il va mieux : Dieu et sa bonne nature l’ont tiré d’affaire. Maintenant il peut être question de Wolfgang sans que son nom me soit un coup de poignard dans le cœur chaque fois qu’on le prononce. » — Le jour que sa mère atteignit sa soixante-douzième année, Goethe reçut d’elle une lettre, et sur l’adresse de cette lettre une main inconnue avait tracé ces mots : « Dieu aurait dû faire tous les hommes de cette trempe. » — Parmi les traits caractéristiques que Goethe tenait de sa mère, née sur les bords du Rhin, n’oublions pas de mettre cette verve mordante, cette causticité de bon aloi qui coulait dans sa veine comme un flot de Rudesheimer ou de Johannisberg. La mère de Goethe était une femme alerte et de bonne humeur. Mariée à seize ans, elle en avait à peine dix-sept lorsqu’elle donna le jour à son fils. « Wolfgang et moi, disait-elle, nous nous sommes toujours entendus à merveille ; cela vient de ce que nous avons été jeunes en même temps. La différence d’âge qui le séparait de son père n’existait