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brise, qui d’abord n’enflait que légèrement nos voiles, comme pour nous retenir plus long-temps en vue du sol de France, fraîchit tout à coup et nous poussa rapidement au large ; puis elle tourna contre nous, et nous nous mîmes à louvoyer péniblement pour sortir de la Manche. Le cinquième jour, nous n’avions pas encore doublé la côte d’Angleterre ; nous étions au pied du château de Douvres. Au vent contraire succédèrent le calme et la pluie, les deux accidens atmosphériques les plus ennuyeux d’un voyage maritime. Quand les voiles privées de vent s’affaissent et tombent avec lourdeur le long des mâts, quand la brume enveloppe l’horizon, et qu’une pluie incessante fatigue la patience des promeneurs les plus intrépides, l’aspect d’un navire présente un tableau assez singulier. Tandis que les matelots, la tête enveloppée comme des moines dans le capuchon de leur caban, se tiennent silencieusement accroupis au pied des bastingages ou contre la chaloupe, les passagers s’en vont cherchant quelque distraction. Celui-ci écoute les récits de la vie nomade et les histoires de naufrages ; celui-là ébauche un dessin auquel un mouvement de roulis imprime tout à coup une tache ineffaçable ; cet autre essaie de se dérober la vue des nuages du ciel, en s’entourant d’un nuage de fumée. Il en est qui se mettent hardiment à l’étude ; mais bientôt l’impatience les gagne aussi, l’ennui se peint sur leur figure : ils ferment les livres pour venir voir où est le cap, pour demander combien on file de nœuds, et consulter l’expérience du timonier sur l’état de l’atmosphère et les probabilités d’un changement de temps.

Le 25, enfin, le vent tourna au sud, et le 28, dans la nuit, nous aperçûmes une grande masse de rocs carrés, debout au milieu de l’Océan, comme une forteresse. C’était une des îles qui forment l’archipel des Féroe. Au nord, on distinguait plusieurs lignes successives de roches et des montagnes, les unes échancrées et ondulantes, d’autres taillées à vive arête, s’élançant d’un seul jet au-dessus des vagues, et portant dans les airs leur tête couronnée de neige. En les examinant sur toute leur surface, on voyait qu’il n’y avait là ni arbres, ni végétation. C’étaient des roches nues comme celles d’Islande, scindées çà et là par des baies profondes, ou séparées l’une de l’autre par les flots. La brume grisâtre qui retombait comme un voile de deuil le long de ces montagnes, les longues bandes de vapeurs qui ceignaient leur sommet, les flots orageux qui se brisaient à leur pied, tout contribuait à donner à ces îles l’aspect le plus sombre et le plus étrange. De tous côtés, nous cherchions une pointe de clocher, une habitation, et nous n’en distinguions point, car il n’y a que de pauvres cabanes situées à une longue distance l’une de l’autre, cachées au pied des rocs, si étroites et si basses qu’on ne les découvre que lorsqu’on arrive sur le lieu même où elles sont construites. Vers le matin, nous tirâmes un coup de canon pour appeler un pilote ; mais nous n’éveillâmes qu’une troupe de mouettes et de stercoraires qui s’enfuirent en poussant un cri rauque et plaintif. Du côté des montagnes, on ne voyait aucun mouvement ; on eût dit une terre déserte ou ensevelie dans le silence de la mort. Une heure après, nous répétâmes notre signal, et nous finîmes par apercevoir dans le lointain une barque