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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

de leur vie leur mission évangélique, et ce qu’il y a de plus triste encore dans des fonctions qu’ils viennent remplir dans ces îles, ce ne sont pas les rudes et dangereux voyages auxquels ils sont condamnés, c’est leur isolement. Ils habitent sur quelque grève silencieuse au milieu de deux ou trois cabanes, et ils apportent là les souvenirs d’une autre contrée et d’une autre existence, car ils sont tous Danois, et ils ont tous pris leurs grades à l’université de Copenhague.

L’archipel des Féroé s’étend du 61° 15 de latitude jusqu’au 62° 21. Sur toute cette surface, on ne compte pas plus de sept mille habitans. L’intérieur des îles est complètement désert. C’est au fond des bois seulement et le long des côtes que le paysan bâtit sa demeure ; c’est là qu’il a son enclos de verdure et quelquefois son champ d’orge ou de pommes de terre. D’après les calculs de M. de Born, qui a mesuré tout ce pays en divers sens, il n’y a aux Féroe qu’une soixantième partie du sol livrée à la culture. Le reste n’est qu’une croûte pierreuse revêtue d’une couche de terre légère et sans consistance.

La vraie richesse des Féroiens consiste dans leurs moutons[1]. Le mouton est presque pour eux ce qu’est le renne pour le Lapon, le phoque pour le Groënlandais, ou le cocotier pour les habitans de la Guiane. Il leur donne tout ce dont ils ont besoin : nourriture, laine, suif ; et ce qu’ils peuvent mettre en réserve après avoir tissé leurs vêtemens, ils le vendent pour se procurer les différentes choses qu’ils ne trouvent pas dans leur pays. Plusieurs Féroiens ont des troupeaux de cinq à six cents moutons, quelquefois plus ; mais ce qui est étrange, c’est la négligence avec laquelle ils traitent cet animal, qui est pour eux une ressource si précieuse. Pas un fermier ne s’est encore avisé de construire une étable pour ses moutons, ou tout au moins un hangar où ils puissent trouver un refuge dans la mauvaise saison. Les malheureuses bêtes errent en tout temps sur les montagnes. L’hiver elles sont forcées de chercher, comme les rennes, leur nourriture sous la neige. Si cette neige est durcie par le froid, elles périssent de faim ; quelquefois elles sont englouties sous une avalanche ; pendant les jours les plus rigoureux, elles cherchent un refuge dans les cavernes. Des tourbillons de neige en ferment souvent l’entrée, et les moutons restent là des semaines entières, privés de boisson et d’alimens. On en a vu qui, dans leur longue disette, en étaient venus à se ronger leur laine. Au mois de juin, le paysan se met à la recherche de son troupeau avec des hommes habitués à ces courses et des chiens exercés à traquer le mouton récalcitrant dans les ravins et les grottes. Chaque paysan reconnaît ses brebis à une marque particulière, et il les prend l’une après l’autre pour les tondre. Mais cette opération se fait encore d’une manière barbare. Le Féroien ne coupe pas la laine du mouton, il l’arrache avec la main, et quelquefois si violem-

  1. C’est de là aussi que vient probablement le nom des îles (Faarœ, îles des brebis). Puisque nous en sommes à cette étymologie, je ferai observer en passant que c’est un pléonasme de dire les îles Féroe, le mot œ, placé à la fin de ce nom, signifiant déjà îles.