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Et tel que je connaissais Gans, cette situation d’homme politique dans un pays qui n’est pas politique, était ce qui le flattait le plus, parce que cela le rapprochait des mœurs de la France et de l’Angleterre. La politique était ce qu’il goûtait le plus. C’est par là qu’il aimait tant la France ; il lui savait gré d’avoir eu en Europe une initiative politique qui n’a point cessé, et à ce sujet même il était exigeant et impatient envers nous. Il ne pouvait pas supporter que la France semblât abandonner un instant cette vocation ; il la tenait comme obligée de se dévouer en Europe au triomphe de la civilisation ; c’était son rôle, c’était sa mission ; il fallait qu’elle l’accomplît, bon gré mal gré, à ses risques et périls.

Que sa mauvaise humeur contre ce qu’il appelait notre égoïsme, et ce qui n’était que notre prudence, était piquante et spirituelle ! et surtout qu’il y avait d’amour de la France dans sa colère, vraie colère d’amant ! « Depuis un mois, je ne fais que côtoyer la France, m’écrivait-il de Genève au mois de septembre 1832, sans pouvoir pourtant me résoudre à y entrer. C’est le juste-milieu qui m’en empêche et votre bourgeoisie souveraine. Si Dieu a fait la révolution de juillet pour les boutiquiers de la rue Saint-Denis, je cesserai de m’occuper de philosophie, d’histoire ; car je ne saurais la mesurer à leur aune… J’aime mieux Louis XIV, Napoléon, et même les combats de la restauration, que cette liberté pâle et chétive, cet ordre sans grandeur et sans éclat. Et pourtant je l’aime, cette France ! car si elle voulait !… » Puis il me demandait de venir à Strasbourg, où il comptait passer quelques jours. « Nous causerons, nous nous disputerons, et qui sait, mon cher ami, peut-être nous arrivera-t-il ce qui arriva, dit-on, à deux controversistes du XVIe siècle, l’un catholique et l’autre protestant, qui discutèrent si bien l’un contre l’autre et avec de si bons argumens, que le catholique devint protestant et le protestant catholique. »

Quoiqu’ayant beaucoup plus d’esprit et d’ardeur politique que ses compatriotes, quoiqu’étant à cet égard et voulant être presque Français, Gans cependant avait encore beaucoup de choses de l’Allemagne et des universités allemandes. Ainsi, bien qu’il s’occupât des évènemens de son temps en homme de parti, cependant il les jugeait toujours en philosophe spéculatif et sous un point de vue général. C’est là ce qui le trompait. Il considérait avant tout l’intérêt de l’humanité, et s’irritait des obstacles qui semblaient s’opposer à l’accomplissement de la destinée de l’Europe, telle qu’il l’imaginait. Jugeant les évènemens encore tout chauds et au jour le jour, son impatience