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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/699

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LETTRES DE GANS.

l’empêchait de comprendre que les résistances font nécessairement partie du train des choses humaines, que ce qui paraît retarder le char assure souvent sa marche, et qu’enfin, si l’histoire suit un plan logique, cette logique, plus haute et plus grande que la logique de l’esprit humain, a sur celle-ci l’avantage de ne rien exclure, même les retards et les échecs.

Gans se trompait donc parfois, je le crois du moins, dans l’appréciation des choses du moment, c’est-à-dire dans la politique ; mais il excellait dans la philosophie de l’histoire, quand il jugeait les évènemens à distance et par grandes masses, et surtout il avait alors une éloquence singulière, moitié française et moitié allemande, moitié esprit et moitié enthousiasme. La philosophie de l’histoire était sa science favorite. Élève de Hegel, il avait opéré dans le sein de cette école une curieuse révolution, car il l’avait prise justifiant tous les pouvoirs établis, même le pouvoir absolu, d’après la maxime que ce qui est a sa raison d’être, et il l’avait peu à peu amenée au libéralisme, dont le principe, au contraire, est de demander compte à tous les pouvoirs de leur origine et de leur droit. Que j’aimais à causer avec lui sur la philosophie de l’histoire ! quels longs et curieux entretiens dont tout le profit était pour moi ! Seulement, lorsque Gans paraissait croire que les grandes idées sur la marche de l’humanité étaient toutes d’invention allemande, je me permettais de lui citer quelque passage de Bossuet ou de Fénelon, qui, avant Herder et Hegel, avaient, sans faire de système et sans changer la langue ordinaire, expliqué avec une admirable sagacité le plan de la Providence et la marche de la civilisation.

Je me souviens, entre autres, d’une longue conversation que nous eûmes au Kreutzberg. Le Kreutzberg est une petite colline, comme sont les montagnes des environs de Berlin. Au haut de cette colline est un monument en fer érigé en mémoire des victoires de la guerre d’indépendance. Je lus sur ce monument les noms de plusieurs batailles dont je n’avais point entendu parler, car les bulletins impériaux ne nous racontaient jamais que nos victoires, et, en revenant, nous parlâmes de Iéna et de Waterloo. — Ce sont des jours néfastes, disait Gans ; mais ces jours néfastes ont eu d’heureux effets. Ils ont, quoique par la guerre, mêlé et rapproché les peuples ; ils ont travaillé à l’unité morale de l’Europe. Vous nous aviez beaucoup donné, tout en nous battant ; vous nous aviez donné l’égalité des lois civiles et l’uniformité de l’administration, tout ce que vous aviez acquis depuis 89. De notre côté, nous vous avons beaucoup rendu, car nous avons