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disposé à concéder aux ennemis de notre régénération politique le droit de calomnier la France. Non, monsieur, ma patrie n’est pas maudite du ciel pour avoir voulu être libre ; elle peut, avec quelque orgueil, comparer la gravité de ses habitudes aux légèretés d’une époque où un vaste foyer de corruption était ouvert et entretenu au centre même de l’état. Si le chiffre des crimes et délits s’élève, cette augmentation peut s’expliquer par des rapports plus multipliés, sans qu’on en tire des inductions défavorables à l’ensemble des mœurs publiques. Mais il y a, vous le savez, monsieur, bien des pensées désordonnées, bien des espérances dangereuses, bien des convoitises ardentes qui ne tombent pas sous le coup des lois pénales, et qui menacent l’ordre social en restant, par leur nature même, en dehors de ses atteintes. Les déchiremens de la jalousie, les soulèvemens de l’orgueil, les irritantes piqûres de la vanité, ces misères qui consument dans le calme apparent de la vie, jamais époque ne les a ressenties à l’égal de la nôtre. Ce siècle porte en son sein le vautour qui le ronge ; il le nourrit de ses larmes et de son sang ; il le berce en quelque sorte au vent continu des révolutions. L’esprit humain a espéré se servir à lui-même de principe et de fin, et s’alimenter de sa propre substance, et voici qu’il succombe, comme le voyageur au désert, les yeux éblouis par le mirage et les pieds brûlés par les sables, sans qu’une goutte d’eau ou un peu d’ombre descende à sa voix dans ses solitudes désolées.

L’intelligence ne fut jamais plus hardie et jamais plus authentiquement impuissante. Elle ne peut s’asseoir en paix au sein des ruines qu’elle a faites, et ses vacillantes lumières semblent rendre ses défaillances plus éclatantes et ses ténèbres même plus visibles. À ces tourmens de l’ame privée de la foi, son aliment nécessaire, ajoutez, pour notre société française, les excitations de toute nature sorties de ces bouleversemens, les plus prodigieux qu’ait vus le monde ; mesurez tout ce que doit engendrer de scepticisme la vue de si éclatantes catastrophes, celle de si rapides fortunes, les unes maintenues et consolidées par l’oubli de tous les engagemens, les autres s’abîmant en un jour, et ne laissant pour morale après elles que la nécessité de jouir vite et de profiter des chances heureuses ; comprenez les vicissitudes d’une société où chacun est contraint de se faire sa place, sous peine de n’en pas trouver, et soyez surpris de cette agitation universelle qui ôte à l’honneur ses susceptibilités, à l’ambition sa patience, au talent sa maturité, au foyer domestique la sainteté de son repos !