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pondre à cette admiration pour l’Angleterre, qui, en politique, avait séduit Montesquieu, et qui alors se traduisait dans les lettres par les imitations d’Young, par les traductions de Letourneur, par l’engouement britannique de Mercier et de Rétif. L’originalité manquait absolument. Aussi, quand il eut la pensée d’écrire une tragédie réellement antique, M. Lemercier montra-t-il le sentiment vrai des besoins de l’art, en demandant à la Grèce même quelqu’une de ses inspirations, et en empruntant plutôt au vieux théâtre d’Eschyle qu’aux scènes déjà raffinées d’Euripide la pensée ferme et hardie de son Agamemnon. C’était retremper le drame à sa source la plus lointaine et la plus vive. M. Lemercier s’est donc écarté l’un des premiers, à la fin du XVIIIe siècle, de la route vulgaire des imitations. Joseph Chénier et Raynouard, suivant un instant cette voie, remontèrent aussi, l’un à l’antiquité latine par le portrait de Tibère, l’autre, bien mieux que De Belloy, aux héros de notre histoire, par sa tragédie des Templiers.

Ainsi, on peut dire qu’au seuil même de la révolution française il se préparait en littérature comme une école de novateurs classiques que la politique vint interrompre. S’accommodant assez du consulat, au sortir du despotisme de la terreur, mais gardant pour les idées de 89 un culte persistant, cette école, à l’avénement de l’empereur, n’aura pas encore trouvé le temps de se constituer et de s’établir. Je m’imagine que si l’époque du consulat avait été durable, il eût pu se former un centre classique qui eût senti le besoin d’innovations littéraires, et qu’eussent représenté dans le drame M. Lemercier, Joseph Chénier et même Raynouard, lequel aurait retrouvé sans doute les scènes patriotiques du Caton de sa jeunesse. Le Brun vieilli en eût été quelques années encore le poète lyrique, et bien d’autres talens se seraient joints à cette phalange. Mme de Staël elle-même, qui a traversé un instant ce mouvement d’idées, et qui devait régner ailleurs avec éclat, y eût peut-être pris place et eût assujetti dans ces limites son ferme et original esprit. Mais l’empire dispersa ces écrivains, à qui il aurait fallu une ère libre, et qui gardaient, avec le sentiment des nécessités nouvelles de l’art et de l’énergie du style, les idées du XVIIIe siècle en religion et en politique. Dès-lors chacun fut isolé dans son talent et réduit ou à une sujétion peu honorable ou à une lutte impuissante. Le Brun retombant à l’éternelle mythologie, ne retrouva que dans ses souvenirs républicains les accens de l’ode au Vengeur ; Joseph Chénier, écrivant de mauvaises pièces officielles, ne recouvra son âpre fermeté que dans des vers inspirés par la haine profonde du