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la Prude, donnée en 97 et qui n’a pas été imprimée[1]. Tout l’enivrement bizarre d’un peuple joyeux jusqu’à la folie d’être sorti de la terreur, l’extrême liberté de ton et de rapports résultant de l’égalité récente, les modes bizarres, les jeunes gens se déguisant en jockeis et faisant les Alcibiades, tout cet abandon sans frein se trouvait reproduit avec art dans la Prude. Un sujet inacceptable et impossible répondait à ce fonds de mœurs singulières et montrait une concession trop facile à l’esprit du temps. En effet, qu’un libertin abuse violemment d’une jeune fille, la laisse mère, et, la retrouvant vingt ans après prude et dévote, s’efforce, sans la reconnaître, de la séduire une fois encore, cela n’est guère probable. Floricourt ne s’introduisait pas chez Angélina autrement que Valmont auprès de Mlle de Tourvel. Le souvenir d’un livre comme les Liaisons dangereuses n’était justifiable que sous le directoire. Le roué de M. Lemercier avait d’ailleurs une fin moins tragique que le hideux héros de Laclos, et son fils au dénouement le forçait à épouser sa mère, comme avait fait le chevalier de Gramont pour la sœur d’Hamilton.

La Prude réussit ; mais un caprice de Mlle Contat vint interrompre les représentations. Abusant de l’amitié du poète, cette actrice voulut faire corriger son rôle à l’auteur. M. Lemercier, dont l’indépendance n’aimait guère le ton leste avec lequel les comédiens traitaient les écrivains, s’empressa de retirer son manuscrit, et prit bientôt sa revanche par la tragédie d’Ophis, dont le jeu de Talma fit le succès. Cette pièce était écrite quand Bonaparte revint d’Italie ; M. Lemercier, admis dès-lors dans son intimité, la lut un soir au jeune général devant Kléber et Desaix. Comme on était à la veille de l’expédition d’Égypte, ce sujet égyptien lui plut extrêmement. Lorsqu’Ophis fut joué, Bonaparte avait déjà débarqué en Afrique. Au retour, la pièce lui eût sans doute paru moins belle qu’avant son départ ; mais il savait qu’Ophis avait été applaudi, et, après son avènement au consulat, il le fit reprendre, désireux peut-être de se voir appliquer le portrait du héros « tourmenté du soin de s’égaler toujours. » D’ailleurs, il s’agissait dans cette tragédie d’une rivalité pour le trône, et les mots de couronne et de royauté revenaient souvent. C’est à cause de cela sans doute que Bonaparte, au milieu de beaucoup de complimens, avait dit à M. Lemercier : « Le sujet est peut-être plus de circonstance que vous ne pensez. » La pièce fut donc jouée de nouveau, et l’auteur assista à la représentation, dans la loge du premier consul, avec

  1. Voir un curieux passage de la Prude dans la Déc. phil., an VI, Itrim., p. 545.