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licencieuse. Sheridan Knowles conçoit le drame dans des proportions bourgeoises, comme ce pauvre Otway, homme curieux à étudier, ivrogne dans sa vie, pathétique dans ses créations, qui n’avait qu’un genre de talent, et n’a produit qu’une seule œuvre remarquable ; il est vrai que la supériorité de cette œuvre (Venise preserved) est incontestable.

À prendre la vie humaine dans sa vérité, dans sa largeur, elle comporte autre chose que des larmes. L’écrivain ment à l’œuvre divine, quand, pour la reproduire, il la dépouille de ses joies, de son calme, de ses énergiques mouvemens, de tout ce qui n’est pas gémissement et langueur. Il peut chercher dans ce monde le bon sens des actes ou leur folie, le relief des caractères comiques et la pratique de la société : ainsi fit Molière ; la sympathie secrète des ames et des idées, la sublimité et la finesse des sentimens tendres, offrent une vaste carrière : c’est celle de Racine. Tous les autres maîtres ont choisi leur domaine spécial. La sphère des larmes pures est restée le partage d’Otway, de Kotzebue et de La Chaussée ; les hommes d’un génie supérieur l’avaient dédaignée. Quoi de plus énervant, et de moins viril ? Ne sont-ce pas de misérables héros, que ceux qui ne savent que gémir sous le destin ? Corneille, en créant ses hommes de bronze ou de granit, dont les paroles frappent au cœur comme des lames d’acier poli, honorait du moins la nature humaine. Le Cid et Polyeucte exaltent la race qu’ils idéalisent. On se sent fier d’être de leur famille, on est honteux d’avoir pour frères un Meinau qui se lamente incessamment, un Jaffier qui pleure en tuant, et tous ces autres mortels infortunés et coupables, profondément ennuyeux et chétifs, dont le poète se sert comme d’urnes lacrymatoires. Vous ne trouvez rien de cette faiblesse et de cette misère chez les plus grands hommes, Sophocle, Shakspeare, Aristophane, Molière, Racine. Elle commence à se laisser entrevoir chez les écrivains placés sur le bord de la décadence, chez Euripide, chez Voltaire, chez Fletcher et Beaumont ; elle déborde aussitôt que l’art dramatique commence à déchoir ; enfin un fleuve de larmes coule avec les vers de notre La Chaussée, de Sheridan Knowles, de Fenouillot de Falbaire, avec la prose de Kotzebue et même celle de Diderot. Je reproche moins à Voltaire les maximes philosophiques semées dans ses tragédies, que la teinte faussement sentimentale d’Alzire, d’Adélaïde Duguesclin, et même de Tancrède. C’était là précisément ce que l’on admirait le plus du vivant de Voltaire ; la détestable Mélanie de M. de La Harpe n’a pas d’autre mérite que ce défaut.