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des faces différentes le résumé poétique. Les quinze lettres de George Guérin que nous avons entre les mains sont une monodie non moins touchante et non moins belle que les plus beaux poèmes psychologiques destinés et livrés à la publicité. Pour nous, elles ont un caractère plus sacré encore, car c’est le secret d’une tristesse naïve, sans draperies, sans spectateurs et sans art ; et il y a là une poésie naturelle, une grandeur instinctive, une élévation de style et d’idées, auxquelles n’arrivent pas les œuvres écrites en vue du public et retouchées sur les épreuves d’imprimerie. Nous en citerons plusieurs fragmens, regrettant beaucoup que leur caractère confidentiel ne nous permette pas de les transcrire en entier. On n’y trouverait pas un détail de l’intimité la plus délicate à révéler, qui ne fût senti et présenté avec grandeur et poésie. Ce sont peut-être ces détails que, comme artiste, nous regrettons le plus de passer sous silence
 

« Je vous dirais bien des choses, du fond de l’ennui où je suis plongé, de profundis clamarem ad te ; mais il faut que je m’interdise ces folies. Elles n’ôtent rien au mal, et l’on prend la ridicule habitude de se plaindre. Nous avons tant de ridicules que nous ne connaissons pas, qu’il faut, du moins autant que nous le pouvons, nous garder de ceux qui sont manifestes. Vous m’avez dit un jour qu’en sortant du collége, je devais être exagéré et en proie aux sottes manies qui ont travaillé toute cette jeunesse d’alors, mais qu’aujourd’hui, sans doute, j’étais vrai, et ne jouais pas à l’ennui et au dégoût. Ah, n’en doutez pas ; si je n’ai pas de bon sens, j’ai du moins un peu de ce goût qui est le bon sens de l’esprit, et rien, à mon jugement, n’est plus choquant, surtout à notre âge, que ces affectations de collége. Dieu merci, je ressemble assez peu à ce que j’étais dans ce temps-là ; et si j’affectais quelque chose, ce serait de faire oublier ma personne d’alors. J’ai le malheur de m’ennuyer aujourd’hui comme je faisais sous la grille de Stanislas, voilà la ressemblance. À cette époque de mon ennui, j’en disais plus qu’il n’y en avait ; aujourd’hui j’en dis moins qu’il n’y en a, voilà la différence
 

« Le jour est triste, et je suis comme le jour ; ah[1], mon ami, que

  1. Nous avons conservé scrupuleusement la ponctuation de l’original. Une particularité digne de remarque dans un texte rempli de si douloureuses exclamations, c’est l’absence de points d’exclamation. Il nous semble que la ponctuation d’un manuscrit est comme l’allure de l’homme, l’inflexion de la voix, le geste, la prononciation, une manière d’être par laquelle le caractère se révèle, et que l’obser-