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de travailler pour la ville ; d’autres avaient parcouru les fermes, enlevant les roues des chariots ou brûlant les essieux. Plusieurs apportaient la liste des patriotes répandus dans les campagnes et les villages. Devant chaque nom, on lisait une des lettres S, R, T, ce qui voulait dire : surveillé, rançonné, ou tué.

Boishardy avait attentivement écouté tous ces rapports ; il demanda quelques nouvelles explications, donna ses ordres avec clarté, puis congédia tout le monde. Mme Catherine sortit alors, et il vint prendre sa place vis-à-vis de moi.

— Eh bien ! que pensez-vous de notre manière de faire la guerre ? me demanda-t-il en souriant. Les républicains ne savent pas que nous les parquerons dans la famine. Vos villes seront bientôt pour vous comme le cachot d’Ugolin, et vous vous y mangerez l’un l’autre. Avertissez-en vos généraux, peut-être se montreront-ils moins difficiles sur les conditions de la pacification.

Ces derniers mots m’expliquèrent l’apparente confiance du chef royaliste ; en me rendant témoin de son audience, il avait espéré m’effrayer.

— Je dirai ce que j’ai vu, répondis-je, mais veuillez rappeler, de votre côté, monsieur, aux chefs de l’armée royaliste, que hors de la Bretagne, de la Normandie et de la Vendée, il y a la France républicaine qui nous enveloppe tous, et que si vous nous parquez dans la famine, elle pourra, elle, vous parquer dans la mort. Les malheurs même des patriotes ne vous profiteront point ; vous pouvez espérer la victoire, jamais le succès, car, dans les guerres civiles, ce sont toujours les minorités qui succombent. Vos paysans se lasseront d’ailleurs de cette vie de bêtes fauves ; quelque jour, en passant devant leurs villages abandonnés, ils se sentiront repris de l’amour du foyer, et ils jetteront là leurs carabines pour arracher l’herbe de leurs seuils.

— Détrompez-vous, me dit Boishardy ; vous ignorez quel charme a cette vie toujours militante et vagabonde, que de joies secrètes offre cette perpétuelle partie jouée contre la mort. On se sent vivre, on éprouve sa force, on a conscience de ce que l’on peut et de ce que l’on vaut. Cette race, d’ailleurs, est avant tout esclave de l’habitude ; sous peu vous la verrez aller à la bataille aussi tranquillement qu’elle conduirait sa charrue, et une fois devenus soldats, nos Bretons ne voudront plus habiter que le camp.

Cependant le jour avançait, et j’allais me lever pour prendre congé de Boishardy, lorsque le chouan qui avait déjà annoncé au chef royaliste l’arrivée de Mme Catherine, parut à la porte, suivi d’une