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LES SCIENCES EN FRANCE.

cette famille surtout excitait ses regrets. Un jour, au plus fort de ses souffrances, un homme qui lui était très attaché, lui ayant présenté Mlle de Wailly, sa petite-fille, en lui disant : « Voici votre petite Marguerite que vous aimez tant, » M. Poisson embrassa cette enfant avec tendresse, et répondit en pleurant : « Si j’avais pu vivre j’aurais été heureux ! »

Convaincu désormais que rien ne pouvait l’arracher à la mort, et bien qu’en proie aux plus vives souffrances, il trouvait encore la force nécessaire pour corriger les épreuves de son dernier mémoire, et pour assister aux séances de l’Académie des Sciences, dont il était président, et d’où on ne pouvait l’arracher. C’étaient là les volontés d’un mourant, qui savait les imposer avec une énergie irrésistible. Enfin, on le transporta à Sceaux, dans l’espoir que l’air de la campagne pourrait peut-être le faire vivre quelques jours de plus ; mais cet espoir ne devait pas se réaliser. Le matin du 25 avril dernier il demanda à se lever, et s’étant recouché presqu’immédiatement, il expira sans douleur au bout de quelques instans.

Ainsi s’éteignit à l’âge de cinquante-huit ans un des hommes qui ont le plus fait pour la gloire de notre pays. En apprenant cette perte cruelle, l’Académie des Sciences voulut donner un témoignage éclatant d’estime à l’un de ses membres les plus illustres, et s’abstint de tenir de séance ce jour-là. L’Université éprouva de profonds regrets, qui furent noblement exprimés sur la tombe de M. Poisson par le ministre de l’instruction publique. Jamais, depuis la mort de Cuvier, on n’avait vu une affliction si générale ni un convoi suivi par tant d’illustrations en tout genre. Mais le plus grand deuil était sans doute dans le cœur de nos géomètres, qui depuis la mort de M. Poisson doivent sentir le besoin de redoubler d’efforts pour conserver à la France l’héritage de gloire que Fermat et Descartes nous ont transmis, et qui, augmenté par deux siècles de succès, forme un des plus beaux fleurons de la couronne nationale.

Ce que je vous ai dit jusqu’ici sur la vie et les écrits de M. Poisson ne vous donnerait, monsieur, qu’une idée incomplète de cet homme célèbre, si je n’essayais d’apprécier l’ensemble de ses travaux et d’esquisser rapidement les principaux traits de son esprit et de son caractère. Les géomètres les plus éminens des temps modernes se distinguent entre eux par des qualités spéciales et souvent opposées. Tandis que Newton préparait longuement par de profondes méditations un livre qui devait révéler aux hommes le système du monde, son rival, Leibnitz, distrait par mille occupations, jetait à la hâte