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ANCIENS POÈTES FRANÇAIS.

vie positive, contre le spectacle de l’ambition et des vices sur la plus libre scène qui fut jamais. La Rome des Borgia, des Médicis et des Farnèse, avait accumulé toutes sortes d’ingrédiens qui ne faisaient que continuer leur jeu avec moins de grandeur. Du Bellay arriva sous le pontificat égoïste et inactif de Jules III ; il dut assister, et en plus d’un sonnet il fait allusion aux circonstances du double conclave qui eut lieu à la mort de ce pape, puis à la mort de Marcel II, lequel ne régna que vingt-deux jours. Il put voir le début du pontificat belliqueux et violent de Paul IV. Son moment eût été bien mieux trouvé quelques années plus tôt sous Paul III, ce spirituel Farnèse qui décorait de la pourpre les muses latines dans la personne des Bembo et des Sadolet. Mais cet âge d’or finissait pour l’Italie lorsque Du Bellay y arriva ; il n’en put recueillir que le souffle tiède encore, et il le respira avec délices : son goût bientôt l’exhalera. Il lut ces vers latins modernes, et souvent si antiques, qu’il avait dédaignés ; il fut pris à leur charme, et lui, le champion de sa langue nationale, il ne put résister à prendre rang parmi les étrangers. Dans sa touchante pièce intitulée Patriœ desiderium, il sent le besoin de s’excuser :

Hoc Latium poscit, romanæ hæc debita linguæ
Est opera ; huc genius compulit ipse loci
.

C’est donc un hommage, un tribut payé à la grande cité latine ; il faut bien parler latin à Rome. Ainsi Ovide, à qui il se compare, dut parler gète parmi les Sarmates. Et puis des vers français n’avaient pas là leur public, et les vers, si intimes qu’ils soient et si détachés du monde, ont toujours besoin d’un peu d’air et de soleil, d’un auditeur enfin :

Carmina principibus gaudent plausuque theatri,
Quique placet paucis displicet ipse sibi
.

J’aime assez, je l’avouerai, cette sorte de contradiction à laquelle Du Bellay se laisse naturellement aller et dont il nous offre encore quelques exemples. Ainsi, dans ses Regrets, il se contente d’être familier et naturel, après avoir ailleurs prêché l’art. Ainsi, lui qui avait parlé contre les traductions des poètes, un jour qu’il se sent en moindre veine et à court d’invention, il traduit en vers deux chants de l’Énéide, et si on le lui reproche, il répondra : « Je n’ai pas oublié ce que autrefois j’ai dit des translations poétiques ; mais je ne suis si jalousement amoureux de mes premières appréhensions que j’aie honte de les changer quelquefois, à l’exemple de tant d’excellens