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LETTRES DE MADAME ROLAND.

de jeune fille, fût-elle destinée à devenir Mme Roland, a une première fois au moins, et sous une certaine forme, bien des chances de réussir. Les lettres à Sophie se ressentent aussitôt de ce grave évènement intérieur ; les postscriptum à l’insu de la mère s’allongent et se multiplient ; le petit cabinet à jour où l’on écrit ne paraît plus assez sûr et laisse en danger d’être surprise : « Point de réponse, à moins qu’elle ne soit intelligible que pour moi seule. Adieu, le cœur me bat au moindre bruit ; je tremble comme un voleur. » Il ne tient qu’à l’amie en ces momens de se croire plus nécessaire, plus aimée, plus recherchée pour elle-même que jamais. Avec quelle impatience ses réponses sont attendues, avec quelle angoisse ! Si cette lettre désirée arrive durant un dîner de famille, on ne peut s’empêcher de l’ouvrir aussitôt, devant tous ; on oublie qu’on n’est pas seule, les larmes coulent, et les bons parens de sourire, et la grand’mère de dire le mot de toutes les pensées : « Si tu avais un mari et des enfans, cette amitié disparaîtrait bientôt, et tu oublierais mademoiselle Cannet. » Et la jeune fille, racontant à ravir cette scène domestique, se révolte, comme bien l’on pense, à une telle idée : « Il me surprend de voir tant de gens regarder l’amitié comme un sentiment frivole ou chimérique. La plupart s’imaginent que le plus léger sentiment d’une autre espèce altérerait ou effacerait l’amitié qui leur semble le pis-aller d’un cœur désœuvré. Le crois-tu, Sophie, qu’une situation nouvelle romprait notre liaison ? » Ce mot de rompre est bien dur ; mais pourquoi donc, ô jeune fille, votre amitié semble-t-elle s’exalter en ces momens même où vous avez quelque aveu plus tendre à confier ? Pourquoi, le jour où vous avez revu celui que vous évitez de nommer, le jour où il vous a fait lire les feuilles d’épreuve d’un ouvrage vertueux qu’il achève, et où vous vous sentez toute transportée d’avoir découvert que, si l’auteur n’est pas un Rousseau, il a du moins en lui du Greuze, pourquoi concluez-vous si passionnément la lettre à votre amie : « Reçois les larmes touchantes et le baiser de feu qui s’impriment sur ces dernières lignes. » D’où vient que ce baiser de feu apparaît tout d’un coup ici pour la première fois ? L’amitié virginale ne se donne-t-elle pas le change ? Et pourquoi enfin, quand plus tard une situation nouvelle s’établit décidément, quand le mariage, non pas de passion, mais de raison, vient clore vos rêves, pourquoi la dernière lettre de la correspondance que nous lisons est-elle justement celle de faire part ? La grand’mère, dans son oracle de La Bruyère, allait un peu loin sans doute ; mais n’avait-elle pas à demi raison ?