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successives et légitimes, dans son intelligence ouverte aux contrastes je consentirais qu’on lui pût dire comme à cet abbé du XVIIIe siècle, mais sans injure :

Déjeunant de l’autel et soupant du théâtre.

Elle n’aurait qu’à répondre pour toute explication : « Je suis esprit, et rien de ce qui tient aux choses de l’esprit ne me paraît étranger. »

Villon était enfant de Paris, et né vers la place Maubert, je pense. Molière est né sous les piliers des halles ; Boileau dans la Cité, à l’ombre du Palais-de-Justice ; et Béranger a joué avec les écailles d’huîtres de la rue Montorgueil. M. Scribe aussi est un enfant de Paris, et, comme tous ceux-là, à sa manière il l’a, ce semble, bien montré. Il est né le 24 décembre 1791, en pleine rue Saint-Denis[1], dans le magasin de soieries à l’enseigne du Chat-Noir, où son père fit une honorable fortune : depuis lors, la maison, en gardant l’enseigne de bon augure, s’est convertie, me dit-on, de magasin de soieries, en boutique de confiseur. Mais je ne veux pas symboliser.

Il fit de bonnes et intelligentes études au collége Sainte-Barbe ; sa mère, qui l’aimait très tendrement, le poussait à une émulation extrême qui, dans un caractère moins uni, eût pu engendrer la vanité. Il régnait alors dans les colléges et à Sainte-Barbe en particulier un esprit de famille et de camaraderie cordiale qui ne s’est pas perpétué partout. Les jeunes gens étaient plus naturellement gais, moins ambitieux qu’on ne les voit à présent, et les amitiés premières faisaient aisément religion dans la vie. Eugène Scribe suivait les cours du lycée Napoléon (Henri IV), et il s’y lia d’une étroite amitié avec les frères Delavigne. On se souvient encore à Sainte-Barbe d’une thèse soutenue publiquement par lui contre M. Bernard (de Rennes), son camarade de classe.

Mais le collége l’occupait moins déjà que le théâtre ; il y était attiré par une vocation précoce et sûre. Si, à quelque jour de congé, au spectacle, on lui avait nommé dans la salle quelque vaudevilliste illustre d’alors, il se sentait piqué au jeu comme au nom d’un Miltiade ; une ébauche de pièce ne tardait pas à suivre. Il fit ainsi bien des essais dès le collége ou dans l’étude d’avoué où il entra pour quelque temps ; car sa mère, en mourant, avait exprimé le désir qu’il fût avocat, et M. Bonnet, son tuteur, y tenait la main. M. Guillonné-Merville, l’avoué, qui, cependant, ne le voyait presque jamais,

  1. Au coin d’une autre rue moins bourgeoise, que notre parler délicat ne permet plus de nommer.