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VINETTI.

glorieux étendus sur les sables ? Et moi, seul sur cette terre étrangère et barbare, seul avec les effroyables souvenirs du passé ! Le drame est joué, le bobémien reste pour l’épilogue.

Le digne fellah qui m’a soigné pendant ma maladie, versait hier des larmes d’attendrissement au souvenir de Desaix. « Il était si bon et si juste ; il était notre père, » s’écriait-il toujours. Je me sens tout-à-fait rétabli, mais mon ame souffre. Une indicible aspiration m’attire vers l’Europe. Je veux revoir la tombe de mon père sous le saule vert ; il le faut. J’habite au fond d’un caveau funéraire, dans la nécropole de Gournah en Thébaïde. De sépulcre en sépulcre je parcours avec mon fellah ces immenses catacombes que peuplent çà et là des tribus de pâtres et de pêcheurs. Quel sentiment étrange et mystérieux s’empare de moi à l’aspect de ces Égyptiens antiques, de ces maîtres de Thèbes étendus à la file dans les cellules et les rues de cette ville souterraine. Depuis plus de trois mille ans, ils attendent ici le retour de leurs ames en travail de migration dans l’univers. Ils simulent aux yeux de qui les contemple le repos du sommeil et la quiétude sereine de l’espérance, tandis que le vent du sud, qui s’engouffre à travers les trous du granit comme dans les tuyaux d’une flûte de Pan, leur siffle en se jouant un air rustique. Sur les murailles du sépulcre, leur vie entière est représentée en images curieuses : les uns taillent le marbre, les autres jouent de la harpe ; on les voit se marier, se reproduire, amasser des trésors, mourir ; leur vie entière est là comme d’hier, comme d’aujourd’hui ! Là s’accroupissent dans un coin, grotesques et noués, leurs dieux familiers avec leurs petits visages juvéniles, leur expression vieillotte et fantastique ; ils tiennent à la main des tiges d’arbre que des têtes de lièvres surmontent ; plus loin d’affreux serpens s’entrelacent ; ici un nègre, se tordant en de hideuses convulsions, vomit son ame, qui s’échappe de sa bouche sous la forme d’un scarabée aux ailes de feu. Ainsi les antiques Égyptiens, ainsi ce peuple funèbre et souterrain s’entoure au sein de la mort des images impérissables de la vie, espérant au jour du réveil rentrer par là dans le souvenir immédiat de son existence première. Leurs cercueils même sont bariolés partout de l’histoire de leur vie ; j’en ai vu qui gardent leurs titres de propriété inscrits sur des feuilles de papyrus roulées sous leur menton. Pauvres dupes ! le pas lourd du fellah de Thèbes s’appesantit sur vous et vous met en poussière ! Il n’y a plus de Thèbes ! il n’y a plus de Pharaons ! Vos dieux sont morts, vos palais sont des ruines, vos champs du sable, votre croyance à l’immortalité illusion, mensonge ! Rentrez dans vos tombeaux, pauvres spectres, voici le jour !