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nous appelaient païens, mahométans et juifs, ce qui est pis que tout, selon eux. L’alcade nous signalait à la désapprobation de ses administrés ; je ne sais pas si le curé ne nous prenait point pour texte de ses sermons[1]. Le dimanche, le cornet à bouquin qui retentissait dans le village et sur les chemins pour avertir les retardataires de se rendre aux offices, nous poursuivait en vain dans la Chartreuse. Nous étions sourds, parce que nous ne comprenions pas, et, quand nous eûmes compris, nous le fûmes encore davantage. Ils eurent alors un moyen de venger la gloire de Dieu, qui n’était pas chrétien du tout. Ils se liguèrent entre eux pour ne nous vendre leur poisson, leurs œufs et leurs légumes qu’à des prix exorbitans. Il ne nous fut permis d’invoquer aucun tarif, aucun usage. À la moindre observation : Vous n’en voulez pas ? disait le pagès d’un air de grand d’Espagne, en remettant ses oignons ou ses pommes de terre dans sa besace, vous n’en aurez pas ; et il se retirait majestueusement, sans qu’il fût possible de le faire revenir pour entrer en composition. Il nous faisait jeûner pour nous punir d’avoir marchandé. Il fallait jeûner en effet. Point de concurrence ni de rabais entre les vendeurs. Celui qui venait le second demandait le double, et le troisième demandait le triple, si bien qu’il fallait être à leur merci et mener une vie d’anachorètes, plus dispendieuse que n’eût été à Paris une vie de prince. Nous avions la ressource de nous approvisionner à Palma par l’intermédiaire du cuisinier du consul, qui fut notre providence, et dont, si j’étais empereur romain, je voudrais mettre le bonnet de coton au rang des constellations. Mais, les jours de pluie, aucun messager ne voulait se risquer sur les chemins, à quelque prix que ce fût ; et, comme il plut pendant deux mois, nous eûmes souvent du pain comme du biscuit de mer et de véritables dîners de chartreux.

C’eût été une contrariété fort mince si nous eussions tous été bien portans. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l’endroit du repas. Le splendide appétit de mes enfans faisait flèche de tout bois et régal de tout citron vert. Mon fils, que j’avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle, et guérissait une affection rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu’à la ceinture. La Providence permettait à la bonne

  1. La blouse et le pantalon de ma fille les scandalisaient beaucoup aussi. Ils trouvaient fort mauvais qu’une jeune personne de neuf ans courût les montagnes déguisée en homme. Ce n’étaient pas seulement les paysans qui affectaient cette pruderie.