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nâvrait, et je n’osais lever les yeux sur les gens du village, qui se récriaient de toutes parts en reconnaissant mon fils adoptif dans le roi des Bohêmes.

Dans l’après-midi, j’appris qu’une compagnie de soldats du prince avait traversé le village, à la poursuite de cette troupe de bohémiens dont la plupart venaient d’être condamnés comme réfractaires.

À cette nouvelle, jugez quelle inquiétude affreuse dut s’emparer de moi, je ne savais plus où donner de la tête. Après minuit, comme je n’avais pu fermer l’œil, j’entendis dans l’éloignement une fusillade continue. Je tombai à genoux dans ma chambre, et priai long-temps et du fond du cœur pour le salut de mon fils en péril de mort.

Au jour naissant, les fantassins du prince repassèrent. Ils s’étaient rendus maîtres de la bande ; les morts et les blessés gisaient sur des charrettes de paysans ; les autres, les mains liées derrière le dos, marchaient entre deux haies de soldats, tandis que leurs femmes, échevelées, poussaient dans l’air des cris de désespoir et d’affreuses imprécations.

J’étais dans les angoisses de la mort ; j’envoyai Catherine aux informations, et la bonne vieille ménagère me rendit l’existence en m’apprenant que ni Seph, ni sa fiancée ne se trouvaient parmi les prisonniers. Une bohémienne lui avait soufflé à l’oreille, en passant, que tous les deux avaient pu s’échapper.

Seph n’était pas arrêté ! Mon enfant ne serait pas conduit devant un tribunal, sous la prévention de vol et de brigandage ! Que pouvais-je demander de plus à cette heure ?

Au bout d’un mois, je reçus une lettre de lui datée d’Amsterdam, une lettre qui, tout en me rassurant sur ses jours, me pénétra de tristesse et de chagrin, car elle était écrite sous l’influence d’un désespoir inexprimable, d’une calamité séculaire, comme il disait lui-même. J’appris ainsi qu’il avait perdu sa jeune femme, morte d’une horrible manière pendant la nuit sanglante de la fusillade. Quelque temps après, il m’écrivit de Toulon, où il devait s’embarquer pour l’Égypte, en qualité de soldat au service de France. Sa lettre était plus calme, il me donnait plusieurs détails sur cette nuit de désolation. Rarement un homme doit avoir tant souffert en si peu de temps. Depuis, je n’en ai plus entendu parler jusqu’à la catastrophe d’avant-hier, après laquelle des pêcheurs l’ont relevé sur la côte, ainsi qu’un autre cadavre qu’il étreignait encore dans la mort. Il avait péri pendant la tempête, avec le bâtiment sur lequel il se trouvait. Aussitôt que j’eus connaissance de l’évènement, je me rendis