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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

avaient le sentiment de leur misère, et qui comprenaient à certains égards de quelle hauteur ils étaient tombés. Ici il n’y a pas de trace d’un pareil sentiment ; on ne trouve qu’un mécontentement sans douleur et sans désir d’un autre ordre de choses. On pourrait ici se faire une idée de ce qu’étaient les Grecs sous Auguste et Tibère. »

Il quitta enfin cette Italie où il n’avait eu qu’une existence fatigante, des querelles amères avec quelques savans, notamment Maï, et des relations monotones avec les gens du monde. Il retourna avec joie en Prusse et s’établit à Bonn, l’une des plus jolies, des plus riantes villes de l’Allemagne. Libre alors de reprendre ses études de prédilection, il remonte dans la chaire universitaire, il continue cet enseignement de l’histoire qu’il avait interrompu à regret pendant si long-temps, et une jeunesse ardente et studieuse accourt avec empressement à ses leçons. Ses écrits, ses recherches d’érudit, l’ont placé à un haut rang dans le monde des savans ; il s’est acquis par ses fonctions diplomatiques l’estime et la confiance de son roi ; ses travaux lui ont donné une honnête aisance. Il a, pour combler sa félicité, une maison pleine de livres choisis, où des amis viennent le voir, s’entretenir avec lui d’art et de science, et de beaux enfans qu’il regarde avec une tendresse profonde grandir à ses côtés.

Ce bonheur si doux et si pur fut troublé d’abord par un incendie qui réduisit en cendres sa demeure et consuma une partie de ses livres et de ses manuscrits. Niebuhr supporta cette perte avec fermeté et résignation. Mais quelques mois après éclata la révolution de juillet, et le mouvement orageux de cette révolution et la rumeur qu’elle excita en Allemagne jetèrent dans l’ame de Niebuhr un doute, une anxiété qui le poursuivirent jusqu’à la fin de sa vie. Dès que la première nouvelle des trois journées de juillet lui parvint, il se mit à étudier le caractère de cette sanglante protestation du peuple, il tâcha d’en deviner la portée ; plus tard son anxiété s’accrut. Il pensa que le mouvement révolutionnaire ne s’arrêterait pas aux limites de la France, qu’il amènerait la guerre, la guerre, dit-il, la plus dévastatrice des temps modernes, et il écrivit à sa belle-sœur : « Pensez à la situation où nous nous trouverons ici, entre deux forteresses qui seront puissamment attaquées et défendues. Dans cette ville pleine de périls, la position de ma maison est plus dangereuse encore que celle de beaucoup d’autres, si les ennemis s’établissent ici et si l’on entreprend de les chasser. Et quelle dévastation ne devons-nous pas attendre ! J’en crains une pareille à celle de la guerre de trente ans ; la misère et la faim feront émigrer les populations entières. Les charbonniers quitteront leurs mines, les fabricans dont les ateliers auront été brûlés se mettront à piller, dès que la guerre éclatera Ces idées sont effroyables, et je cherche vainement des motifs pour croire qu’elles ne se réaliseront pas. »

Le passage suivant peint encore mieux que tout ce que nous pourrions dire l’attente douloureuse, la sourde agitation de l’Allemagne quelques mois après notre révolution :