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blessures et la mort même, moyennant une certaine redevance. Pour expier le meurtre d’un homme ordinaire, il en coûte un certain nombre de bœufs ; pour le chef d’une famille puissante, c’est le double. Celui qui commet un vol à la dérobée doit rendre cinq fois la valeur de ce qu’il a pris, celui qui vole à main armée en est quitte pour une légère compensation. Quand je passais, dit un voyageur cité par M. Kohl, dans un village d’Osses où mon guide avait des ennemis, du plus loin qu’ils pouvaient nous apercevoir, ils accouraient sur leur porte et nous annonçaient leur présence par des balles qui sifflaient fort près de nous. Si notre guide eût été seul, c’en était fait de lui ; mais, comme on le voyait suivi d’une troupe assez nombreuse et bien armée, ses adversaires lui accordaient une trêve, et le laissaient passer, comptant bien le rejoindre plus tard. »

Ces mêmes hommes, si vindicatifs et si cruels dans leur vengeance, sont, à l’égard des étrangers, d’une mansuétude de cœur et d’une complaisance exemplaires. Souvent, s’ils apprennent l’arrivée d’un voyageur de distinction, ils vont au-devant de lui, l’invitent à entrer chez eux, et quelquefois lui offrent des bœufs tout entiers. Ce bœuf est à toi, disent-ils, accepte-le, et viens le manger avec nous. Les devoirs de l’hospitalité sont pour eux d’autant plus doux à remplir, qu’ils leur donnent toujours une raison légitime de faire trêve à leur sobriété habituelle. Les Osses peuvent passer, comme les sauvages de l’Amérique, plusieurs jours sans manger ; mais, dès qu’ils trouvent une occasion de faire gala ils égorgent des bœufs comme les héros d’Homère, et boivent avec une merveilleuse satisfaction la bière et l’eau-de-vie. Ordinairement, avant de commencer le banquet, le plus vieux de l’assemblée se lève, prend d’une main un morceau de chair dans la chaudière, de l’autre un os, et les deux bras ainsi armés, le visage tourné vers l’orient, prononce un grave benedicite.

On remarque chez cette race énergique quelques superstitions assez curieuses, entre autres celle-ci, qui a été observée par plusieurs voyageurs dans d’autres contrées : quand il survient une éclipse de lune, les hommes prennent leur fusil et tirent tant que l’éclipse dure, persuadés qu’un animal monstrueux cherche alors à s’emparer de la lune, et qu’il faut lui faire peur pour qu’il lâche sa proie et s’enfuie. Voici encore un autre trait assez caractéristique rapporté par M. Kohl. Un Osse vient trouver un jeune officier russe et lui dit : « Lorsque vous passâtes ici il y a un an avec votre général Paskewitsch, je louai à un juif qui avait l’entreprise des convois trois paires de bœufs qui appartenaient à mon frère et à moi. Mon frère les suivit et mourut en route. Le juif me ramena les trois paires de bœufs, mais refusa de payer la somme pour laquelle je les lui avais louées, me disant qu’il l’avait déjà payée à non frère. Je le traitai comme un imposteur, et m’en allai avec quelques-uns de mes amis piller sa maison. Nous emportâmes de chez lui tout ce qu’il était possible de prendre, et nous nous partageâmes le butin. Depuis, j’ai appris que le juif avait réellement payé à mon frère la somme dont nous étions convenus. Le sentiment de mon injustice à son égard et du tort que je lui ai fait