Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/764

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
760
REVUE DES DEUX MONDES.

riage, et, si par hasard il retrouvait encore Charles XII en vie, il pourrait lui demander une part de son royaume.

À Kischenew, M. Kohl admire la promptitude avec laquelle les Russes agrandissent des villes et peuplent des provinces. Quand cette cité de Kischenew leur fut remise par les Turcs, ce n’était qu’une misérable bourgade aussi mal bâtie que mal habitée. C’est aujourd’hui une ville de quarante mille ames, ornée de larges édifices et coupée de nouvelles rues. Il est vrai que les Russes ont trouvé un moyen expéditif de procéder aux reconstructions et embellissemens. Quand l’administration a découvert une façade qui rompt l’alignement ou dépare l’aspect général, elle dépêche en cet endroit un de ses agens qui, sans consulter la fantaisie ou les affections du propriétaire, monte sur une échelle, et écrit en gros et lisibles caractères sur la muraille de la maison proscrite : Maison à abattre d’ici à trois mois. Voilà ce qui s’appelle simplifier la loi d’expropriation.

Le chapitre sur les provinces de Moldavie, Valachie et Bessarabie, est trop court. C’est là une belle et vaste contrée, curieuse à connaître, et bien peu connue encore ; mais M. Kohl ne fait que la traverser et retourne aux steppes, dont il décrit très en détail la température, la végétation et les différens produits.

Le livre de M. Kohl mérite d’être lu. L’auteur a vu beaucoup et raconte avec talent ce qu’il a vu. Il y a de la vivacité dans ses récits, de la couleur dans ses descriptions, et plus de clarté et de légèreté dans son style qu’on n’en trouve ordinairement dans les livres de ses compatriotes. Nous regrettons qu’au lieu de donner à son œuvre toute l’étendue qu’elle pouvait avoir, il en ait d’une main timide restreint les proportions. Au milieu des scènes pittoresques qu’il peint avec habileté, on aimerait à trouver des notions sur l’administration, sur les ressources, sur la force matérielle de ces contrées, dont les historiens grecs et romains nous ont révélé la situation ancienne, et dont on entrevoit à peine l’état actuel. C’est là ce que M. Kohl aurait dû faire, et c’est là malheureusement ce qu’il a négligé. Cependant il expose, à la fin de son livre, l’état social des lieux qu’il a parcourus, il raconte tout ce que les Russes ont fait pour gagner peu à peu les peuples qui les avoisinaient, subjuguer leur indépendance, vaincre leurs habitudes nomades, et toute cette partie de son ouvrage est d’un grand intérêt. Nous en tirerons quelques faits qui méritent d’être cités.

Depuis un siècle la Russie a tous les vingt ans envahi régulièrement une partie de ces terres occupées tour à tour par tant de peuples différens. Elle a d’abord pris, il y a environ cent ans, les domaines situés au bord du Don ; il y a quatre-vingts ans, la nouvelle Russie s’est organisée le long du Dnieper ; il y a soixante ans, les czars sont devenus maîtres de la Crimée. Les terres situées entre le Bug et le Dniester leur appartiennent depuis quarante-neuf ans, celles qui sont situées entre le Dniester et le Pruth, Budeak et la Bessarabie, depuis trente ans. La Russie a tiré, dans l’espace de soixante ans, grand parti de ses steppes jadis si redoutées, et des moissons fécondes et des habitations