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Le nombre des religieux était alors considérable, comme le prouvent les registres de l’évêché de Coutances, et comme l’attestent la multitude de tombeaux découverts il y a quelques années, lorsqu’on voulut mettre en prairies une partie de la Grande-Île.

S’il faut en croire la tradition, ces premiers propriétaires de Chausey étaient loin de mener une vie en harmonie avec leur caractère sacré. Les naufrages formaient la principale branche de leurs revenus, et, non contens de piller les navires que le hasard ou la tempête jetait sur les écueils de leurs îles, ils allumaient des fanaux sur les points les plus dangereux, afin d’entraîner à une perte certaine les navigateurs trop confians. On ajoute que les malheureux échappés au naufrage trouvaient immédiatement la mort sur cette plage inhospitalière. Les femmes seules étaient épargnées, et, lorsqu’elles refusaient de se prêter aux désirs des moines, on les précipitait dans un souterrain communiquant avec la mer, pour qu’elles fussent étouffées par la marée montante. Dans un coin des ruines du vieux fort, on m’a montré une fosse carrée à demi comblée de pierres, et qu’on assure avoir servi d’orifice au puits qui conduisait à ces terribles oubliettes. On comprend que des craintes superstitieuses n’ont pas manqué de s’attacher à ces lugubres souvenirs. Aussi, quand la nuit enveloppe ces ruines maudites, quand les rafales du vent d’ouest jettent jusqu’à elles l’humide poussière des vagues, pas un habitant de Chausey ne se hasarderait dans leur voisinage, pas un n’oserait s’exposer à voir les longues flammes rouges qui dansent dans la cour du vieux château, ou à entendre les gémissemens qui sortent des flancs du rocher pour se mêler aux fracas de la tempête.

Vers le commencement du XVIe siècle, Chausey, abandonné par les religieux, fut transformé en poste militaire, et devint propriété particulière peu de temps avant la révolution. Pendant nos guerres maritimes, une pauvre femme, veuve d’un marin, resta seule dans les bâtimens de la ferme, et sa présence les protégea sans doute contre les corsaires de Jersey et les contrebandiers, qui fréquentaient seuls alors ce petit archipel, leur intérêt personnel étant de ne pas en chasser une ménagère qui préparait souvent leurs repas. Après la paix, la mère Lebuffe, comme on l’appelle dans le pays, conserva la gestion de la ferme jusqu’au moment où son âge et ses infirmités lui rendirent cette occupation impossible. Elle vit encore aujourd’hui à Granville, d’une pension que lui fait son ancien maître pour récompenser ses longs et pénibles services. Aujourd’hui, Chausey ayant acquis plus