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L’ARCHIPEL DE CHAUSEY.

d’importance, on y entretient un régisseur spécialement chargé de surveiller le débit des boissons et comestibles. Sous ses ordres sont placés un chef de labour, un boulanger, deux garçons de ferme et deux femmes que regardent plus particulièrement le soin des bestiaux et le service intérieur. Le poste de régisseur de Chausey est très recherché, et donne lieu à autant d’intrigues que peut en susciter un portefeuille de ministre autour d’un roi constitutionnel. Aussi les révolutions ne sont pas rares dans ce petit gouvernement, et j’eus le plaisir d’en voir une se passer sous mes yeux. J’avais été reçu à mon arrivée par un ancien maître au cabotage, chargé depuis quelques années des hautes fonctions de lieutenant de M. Harasse. Peu de jours après, des rumeurs sourdes m’apprirent qu’il allait être remplacé. Effectivement, un beau matin l’Utile, petit caboteur qui fait le service de l’île, appareilla, l’emporta avec toute sa famille, et nous revint avec un autre régisseur. Ceux des gens de l’île qui avaient été les promoteurs de la mesure se donnèrent un mal incroyable pour faire du bruit en l’honneur du nouveau venu. Ils arborèrent des flammes le long de la perche aux signaux, tirèrent des coups de fusil et de pistolet, crièrent à se rompre la poitrine : Vive le gouverneur ! Ils étaient deux ou trois, et pendant ce temps la population vaquait tranquillement à ses affaires, et n’interrompait pas un instant ses travaux journaliers. N’est-ce pas là en miniature l’histoire des trois quarts de nos grandes révolutions ?

Outre les employés de la ferme, qui forment bande à part, Chausey nourrit trois classes bien distinctes d’habitans : les tailleurs de pierre, les pêcheurs et les barilleurs. De ces trois classes, celle qui doit sans contredit occuper le premier rang est la colonie de pêcheurs, dont les sept à huit familles habitent un petit cap de l’autre côté du port de Chausey. Un vieux bateau renversé au pied de quelque rocher forme le toit de leurs cabanes ; des pierres liées par la boue argileuse du Sound servent à le rattacher à la terre, et dans une de ces cahutes de huit à dix pieds carrés, d’un mètre de haut, couche toute une famille, père et mère, filles et garçons, nièces et neveux, et souvent aussi les amis ou amies, attirés à Chausey par l’attrait d’une grande marée. Ce sont des habitans de Blainville, petit havre situé sur la côte de Normandie, qui viennent ainsi, tous les ans, s’établir à Chausey pour y pêcher des homards qui se mangent à Paris. Ils se servent à cet effet de casiers, espèces de mannes en forme de cône tronqué dont le sommet offre une ouverture disposée de telle sorte que le homard, une fois entré, ne peut plus sortir. Tous les quinze jours,