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mon séjour, il se passa un fait de ce genre qui faillit amener de véritables désordres. Des pêcheurs de Jersey étaient venus, pendant une grande marée, barrer le Port-Homard à deux pas des habitations. Des tailleurs de pierre se rendirent sur les lieux, s’emparèrent du poisson qui se trouva pris et dégradèrent les filets. Cet acte fut blâmé très vivement par plusieurs de leurs camarades, et, comme l’expédition avait eu lieu dans la nuit du samedi au dimanche, les discussions qui eurent lieu le soir à la cantine ne tardèrent pas à dégénérer en querelles. Les deux partis en vinrent aux mains, et le lendemain deux ouvriers étaient au lit des suites de la bataille. Les scènes de ce genre n’étaient rien moins que rares dans ce coin de terre isolé, où toute police est inconnue, et où ces hommes à peine civilisés peuvent, dès qu’il leur plaît, en appeler au droit du poing. Elles auraient été bien plus fréquentes encore sans la présence d’un ancien séminariste, appelé Lecam, qui, ne s’étant pas trouvé une vocation suffisante, avait jeté le froc aux orties pour s’enrôler parmi les tailleurs de pierre. Lecam, après avoir presque terminé ses études au séminaire, avait voyagé, couru les grandes villes et fréquenté les salles de spectacle. Aussi y avait-il un peu de confusion dans ses souvenirs, et rien n’était plus plaisant que de le voir entre deux adversaires cherchant à les réconcilier, citant à l’un Salomon et l’Ecclésiaste, à l’autre une tirade de drame moderne ou un couplet de vaudeville, et finissant presque toujours par amener un raccommodement. Son humeur joviale, son gosier infatigable, le faisaient rechercher par tous ses camarades, et, quand il était las de chanter, il se plaisait à soulever parmi eux des discussions philosophiques. J’entendais de ma chambre ces singuliers débats, et plus d’une fois, en écoutant les argumens que se portaient ces simples ouvriers, j’ai eu à admirer leur finesse et leur bon sens.

Ainsi les races normande et bretonne se donnent rendez-vous à Chausey, et chacune d’elles y conserve une physionomie et des mœurs qui les séparent autant que la différence des occupations. Les tailleurs de pierre mènent à peu près la vie de nos ouvriers de grandes villes ; presque tous s’enivrent le dimanche et fêtent religieusement le lundi. Les pêcheurs sont aussi sobres que laborieux, tandis que les barilleurs semblent, par leurs habitudes de brutalité, justifier l’expression proverbiale : bête comme un barilleur. Pendant toute la belle saison, la surface étroite et accidentée de la Grande-Île est animée par la présence de près de deux cents personnes. Soir et matin on voit les Blainvilaises se disperser sur les grèves de l’archipel, tandis que leurs pères