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L’ARCHIPEL DE CHAUSEY.

ou leurs maris détachent leurs canots du rivage et s’éloignent, chacun de son côté, dans la direction de ses casiers. Les feux des barilleurs jettent dans les airs leurs longues colonnes de fumée blanchâtre, ou brillent dans l’obscurité, comme autant de phares. Du matin au soir, le fracas des pointes et du marteau se fait entendre au fond des carrières, sur le flanc des collines, et quelquefois les échos du rivage se renvoient le bruit sourd produit par l’explosion d’une mine. Mais sitôt que commencent les pluies de l’équinoxe d’automne, dès que le froid se fait sentir, ces populations nomades se dispersent. Les barilleurs s’éloignent les premiers ; bientôt le nombre des carriers diminue ; enfin les Blainvilais regagnent leur petit havre sablonneux, et pendant tout l’hiver il ne reste dans ces îles que les employés de la ferme et deux ou trois familles de tailleurs de pierre.

Mon arrivée dans l’île fit sensation : dès le jour même toute la petite république savait qu’un médecin allait séjourner quelque temps au milieu d’elle. Trois jours après, mes talens étaient mis à l’épreuve. Curieux de visiter les îles de l’ouest, je venais de dépasser le Genetaie lorsque je m’entendis appeler à grands cris. Bientôt je fus rejoint par un jeune homme qui, haletant et les larmes aux yeux, me supplia de venir donner mes soins à son père. Je me hâtai de revenir sur mes pas ; il était temps. Peu familiarisé avec les marées, j’étais parti trop tard, l’heure du flux était venue, et déjà la mer couvrait des bancs de sable que je venais de traverser à pied sec. Dix minutes plus tard tout retour m’était fermé, et je me voyais, pour mon début, obligé de coucher à la belle étoile sans le malheur arrivé à ce pauvre patron de gabare. On ne m’avait pas exagéré son état. Son doigt avait été saisi par la corde d’un cabestan tandis qu’il chargeait une pierre de quelques mille livres, et l’articulation était largement ouverte. Je crus d’abord l’amputation inévitable ; mais mutiler la main droite à un ouvrier, c’est lui ôter son gagne-pain. Tout devait être tenté pour conserver l’intégrité de ce membre. Bien que manquant des objets les plus indispensables pour un pansement régulier, j’essayai. Le succès fut des plus inespérés. Au bout de trois semaines, la plaie était cicatrisée, et maître Balüe conserva l’usage de son doigt.

Certes, c’était le cas de s’écrier avec notre grand Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit. » Cette cure ne m’en fit pas moins dans toute l’île une réputation colossale. Mes conseils étant d’ailleurs gratuits, je ne tardai pas à être assailli de consultations. C’était à croire que les habitans de Chausey profitaient de l’occasion pour être