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soudaines lueurs, jaillissant du foyer, effaçaient pour un moment ces clartés débiles et projetaient sur les murs des effets bizarres d’ombre et de lumière. Un des chiens familiers de la maison était accroupi près de l’âtre et reposait sa tête intelligente sur les genoux du religieux, qui le caressait d’une main distraite et restait courbé devant le feu dans l’attitude d’une pénible méditation.

C’était Estève qui veillait ainsi seul et abîmé dans ses réflexions ; c’était le pauvre oblat, maintenant religieux profès à l’abbaye de Châalis. Quelques années seulement s’étaient écoulées ; il était dans tout l’éclat, dans toute la force de sa jeunesse, et pourtant sa mère elle-même eût hésité à le reconnaître. Il ne ressemblait plus au bel adolescent dont les traits purs et calmes avaient les contours arrondis, l’expression douce et sereine d’une tête d’ange. Son front semblait s’être agrandi sous l’effort continuel d’une pensée ardente ; ses yeux, d’un bleu plus foncé, étaient couronnés de sourcils saillans entre lesquels des habitudes d’esprit méditatives avaient déjà laissé une ride profonde. La nuance dorée de ses cheveux s’était assombrie, et son teint avait cette pâleur unie et suave qui décèle, non un affaiblissement physique, mais l’exaltation des facultés morales et la prédominance des puissances de l’ame sur les forces du corps. Cette transformation donnait à son visage un caractère de beauté grave et sévère qui rappelait les admirables têtes de saints de l’école espagnole, les sublimes martyrs, les célèbres fondateurs peints par Zurbaran ou Ribera.

Peut-être ce soir-là avait-il eu l’intention de consacrer sa veillée à quelque occupation studieuse, car il avait posé sur une petite table, dans l’angle de la cheminée, des livres et une lampe qu’il oubliait d’allumer. Son imagination l’avait entraîné dans les espaces défendus qu’il ne pouvait aborder que par la pensée ; il songeait à l’immensité de l’univers, au monde, qu’il avait découvert du fond de sa retraite, à tout ce qu’il avait appris pendant ses heures d’études, pendant les heures douces et fatales qui s’étaient si rapidement écoulées pour lui dans la riche bibliothèque de l’abbaye. Puis, revenant à des images plus tristes, plus présentes, il soupirait, s’agitait, et prêtait au moindre bruit une oreille inquiète.

Le léger grincement de la clé qui tournait dans la serrure fit retourner Estève ; la porte s’ouvrit brusquement, et un vieux moine entra en grommelant et en criant : — Niger, es-tu par là ? Niger ! ici, Niger !

À cette voix, le chien secoua ses longues soies et bondit au-devant