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LE DERNIER OBLAT.

du moine, qui le flatta et dit à Estève d’un ton courroucé : — Ah ! c’est donc vous qui gardiez Niger ? c’est vous qui voulez me priver de mon seul ami !

— Pardonnez, mon révérend père, répondit Estève avec douceur, ce chien est resté près de moi quand vous avez quitté le chauffoir ; je n’ai pas songé à le retenir, et si j’eusse pensé que vous le cherchiez, je l’aurais conduit moi-même à la porte de votre cellule.

— Vous m’auriez rendu service, père Estève, dit le moine d’un air radouci, car depuis une demi-heure je cherche dans la maison cet ingrat auquel je donne un gîte toutes les nuits, et que je croyais trouver dehors, mouillé et morfondu comme je le suis en ce moment.

À ces mots, il se rapprocha du feu et promena sur la flamme ses mains ridées. Ce religieux était le même qu’Estève, le jour de son arrivée à Châalis, avait vu avec tant de compassion accomplir une pénitence humiliante, et prendre son repas à genoux au milieu du réfectoire. On l’appelait le père Timothée. C’était un vieillard taciturne et morose qui se tenait toujours à l’écart et séparé de tous par son silence et son attitude dans la communauté. Ceux qui se souvenaient de sa profession, dont la date remontait à une quarantaine d’années, disaient qu’il avait été dans les commencemens de sa vie religieuse un exemple de ferveur, un sujet d’édification, mais qu’après un certain temps il était tombé dans l’indifférence, dans le dégoût des devoirs de son état et peut-être dans de secrètes hérésies, de coupables révoltes et une haine intérieure contre l’autorité de ses chefs spirituels. Par suite de ces bruits, sans doute, le prieur était d’une inexorable sévérité à son égard, et lui imposait, sous le moindre prétexte, des pénitences rigoureuses. Le moine avait long-temps soutenu une lutte sourde contre cette autorité despotique à laquelle le vœu d’obéissance le soumettait corps et ame ; mais, las enfin d’une résistance inutile, il s’était amendé, du moins en apparence, et depuis long-temps il ne donnait plus prise contre lui par d’imprudentes manifestations. Il remplissait exactement ses devoirs religieux et s’isolait autant que possible dans tous les exercices de la vie monacale. À la promenade il marchait toujours seul, au chauffoir sa place était dans un coin, et pendant les repas il gardait un silence absolu. Les seuls êtres auxquels il témoignât quelque affection étaient ce bel épagneul à robe noire qu’il appelait Niger, et une autre pauvre créature aussi dépourvue de raison que le chien, une espèce