Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/584

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
578
REVUE DES DEUX MONDES.

d’idiot qui venait mendier sa subsistance à la porte de l’abbaye. Les jeunes profès se divertissaient aux dépens du vieux moine ; ils riaient entre eux de sa figure hâve et distraite, de ses yeux hagards, de ses manières sauvages, et ils l’avaient surnommé l’ermite. Estève seul ne s’était pas moqué de ses bizarreries ; il n’avait jamais témoigné ni aversion ni sympathie au père Timothée, et, depuis plus de cinq ans qu’il le voyait chaque jour, il ne lui avait pas adressé deux fois la parole. Ce soir-là il se serait tenu dans la même réserve si le vieux moine n’eût repris l’entretien.

— Que faites-vous donc ici, père Estève ? dit-il brusquement ; accomplissez-vous quelque pénitence ?

— Non, mon révérend père, répondit tristement Estève, c’est le chagrin et l’inquiétude qui me tiennent éveillé cette nuit : vous savez que le maître des novices, le bon père Bruno, est fort mal.

— Oui, j’ai entendu dire cela aujourd’hui.

— La nuit dernière j’ai veillé près de lui, et je ne l’ai pas quitté de la journée ; mais ce soir il a exigé que je vinsse prendre un peu de repos, il a fallu lui obéir ; je me suis retiré l’ame navrée. Depuis hier le père Bruno s’affaiblit de moment en moment. Qui sait, grand Dieu ! le malheur qui pourrait arriver cette nuit ? Un funeste pressentiment me tient éveillé. Je suis venu ici pour être plus à portée de savoir ce qui se passe dans le quartier des novices et pour accourir au premier bruit.

— Vous êtes donc sincèrement attaché au père Bruno ? demanda le moine.

— Oui, mon père ; c’est un homme que je révère et que j’aime, un ami que Dieu m’avait donné.

— Vous avez trouvé ici un ami ? interrompit le père Timothée d’une voix amère et avec un sourire incrédule.

— J’avais trouvé plus qu’un ami, répondit Estève avec l’expression d’une affliction profonde ; celui qui va mourir était pour moi un père indulgent et tendre auquel j’osais confier mes fautes, mes faiblesses, mes tourmens, toutes les agitations de mon ame.

— C’était un confesseur indulgent, dit froidement le père Timothée ; il vous passait volontiers les petites fautes dont s’effraie votre conscience, il compatissait à la fragilité humaine, et vous soutenait dans les tiédeurs passagères, dans les langueurs de votre dévotion. Mais si une seule fois votre esprit s’était laissé aller à certains doutes, si votre ame, au lieu d’être tourmentée par des scrupules puérils, se