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LE DERNIER OBLAT.

fût révoltée contre ce joug pesant et continuel qu’on appelle la règle, vous auriez vu ce que serait devenue l’indulgence de votre père spirituel.

— Je l’ai vu, mon père, répondit Estève ; j’ai éprouvé cette sainte indulgence d’une ame croyante, ferme dans sa foi, pour les souffrances d’un esprit tourmenté par le doute, accablé de dégoût et épouvanté de son propre endurcissement.

Une espèce de sourire dérida le visage du vieux moine, il hocha la tête et dit, en rapprochant son siége de celui d’Estève, comme s’il se sentait disposé à une plus intime causerie : — Jeune homme, vous avez trouvé ce que je cherche inutilement ici depuis quarante ans : quelqu’un à qui vous avez pu, sans péril et sans crainte, dévoiler toute votre pensée.

— Pourtant, mon père, vous avez connu bien avant moi celui près duquel j’ai trouvé de si grandes consolations.

— Oui, il est entré dans cette maison quelques mois après ma profession ; je l’ai toujours tenu pour un homme simple et animé de bonnes intentions, mais il me semblait trop pieux ; trop orthodoxe pour être tolérant. Je pensais qu’il n’y avait personne ici avec qui l’on pût s’expliquer sans danger sur certaines questions, et j’ai renfermé en moi-même mes opinions, mes sentimens, les irrésolutions de mon esprit, les troubles de mon ame, enfin tout ce que j’ai pensé et souffert pendant plus de quarante années.

— Je comprends, mon père ; vous avez redouté la stupide indignation des uns, les interprétations perfides, la commisération hypocrite des autres, et peut-être quelque lâche délation.

— Oui, voilà ce que j’ai craint. Pour me soustraire aux trahisons, à la persécution de ceux qui m’entouraient, je me suis isolé de tous, j’ai tracé autour de moi comme un cercle fatal où je roule éternellement seul, et pourtant on ne m’a pas toujours laissé tranquille dans cette affreuse solitude morale où je me suis réfugié. J’ai subi plus d’un châtiment, j’ai été puni pour mon silence, pour des fautes purement négatives, et j’ai scandalisé, sans le vouloir, ces hommes qui n’ont rien à me reprocher que ma persistance à me taire. — Grand Dieu ! qu’eût-ce été si j’eusse une seule fois dit devant eux ce que je viens de dire devant vous !

— Combien je suis touché de votre confiance, mon père ! s’écria Estève avec sympathie. Hélas ! ces peines qui vous affligent depuis si long-temps, je commence à les éprouver ; moi aussi j’ai souffert, j’ai désespéré dans les horreurs du doute.