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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/586

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Des doutes, je n’en ai plus, répondit froidement le vieux moine. Quelque jour je vous ferai ma profession de foi, et je vous dirai ma vie dans le monde, cette vie qui a fini ici lorsque j’avais à peine vingt-cinq ans !

— La mienne a été plus courte encore, murmura Estève.

— Mon fils, — permettez-moi de vous donner ce nom entre nous, — mon fils, pourquoi êtes-vous ici ? reprit le père Timothée en arrêtant sur le jeune profès des yeux caves et expressifs ; comment vous êtes-vous enseveli, comme moi, à la fleur de votre âge, dans cet horrible tombeau ? Est-ce volontairement que vous avez fait ce sacrifice insensé ?

Estève raconta brièvement le vœu de sa mère, les premières années de sa vie, les dispositions avec lesquelles il était entré à l’abbaye de Châalis, les sentimens où il était encore en prononçant ses vœux, et ce qu’il avait éprouvé à mesure qu’une lumière nouvelle avait graduellement pénétré les ténèbres de son esprit. Le vieux moine l’écouta, recueilli dans un vif sentiment d’intérêt, en faisant parfois un geste d’assentiment, comme s’il reconnaissait quelqu’une de ses propres impressions dans le récit d’Estève. Ensuite, il lui dit en soupirant : — Lorsque je me séparai autrefois du monde, mon cher fils, j’en emportai des souvenirs plus vifs ; j’y avais laissé des objets d’amour et de haine… Vous n’éprouvez pas, vous, ces retours, ces regrets ?

— Je songe souvent à ma mère, répondit Estève ému de ce souvenir. Je songe à ma pauvre mère, qu’un affreux malheur a frappée. Elle avait donné un de ses fils à Dieu, et Dieu lui a retiré l’autre. Mon frère, le comte Armand de Blanquefort, est mort l’année dernière, et mon père transmet son nom et sa fortune à un parent qu’il vient d’appeler près de lui. Je tiens ces détails du digne prêtre qui m’a élevé et qui n’a plus quitté ma mère.

— Ainsi vous êtes mort pour votre famille ?

— Pour ma famille comme pour le reste du monde, répondit Estève avec une amère tristesse ; la sœur de ma mère, une digne femme, habite cependant Paris. Je reçois une ou deux fois l’année de ses nouvelles ; elle m’envoie de petits cadeaux qu’elle suppose sans doute devoir plaire à un religieux, mais elle ne vient jamais ici. Je ne l’ai revue qu’une seule fois, la première année de mon noviciat.

— Oui, on nous oublie comme si nous étions réellement retranchés du nombre des vivans, murmura le vieux moine en appuyant