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ÉTUDES SUR LES TRAGIQUES GRECS.

sans réserve est elle-même la preuve d’un progrès notable qu’a fait depuis un certain temps la critique en France. Au commencement du XVIIIe siècle, le père Brumoy, traduisant par extraits le théâtre des Grecs, croyait devoir user de palliatifs, de retranchemens, d’apologies plus ou moins fausses et maladroites, pour faire pardonner à Eschyle, à Sophocle, à Euripide, le tort d’avoir été Grecs et d’avoir écrit pour des Grecs. Un peu plus tard, Voltaire épuisait les traits de sa verve caustique et bouffonne contre Eschyle, qu’il renvoyait, de compagnie avec Shakspeare, aux tréteaux de la foire. Après lui M. de La Harpe, son élève, dans un bon style didactique, enregistrait sans contradictions, des jugemens d’une forme plus grave, mais qui n’étaient pas plus sérieux. Enfin, une réaction s’est accomplie : Lessing, Schlegel, Manzoni, Geoffroy même, dans quelques feuilletons qui ne sont pas sans valeur, remirent à leur place les statues des trois grands tragiques, en mêlant, on ne sait pourquoi, à cette œuvre de goût et de justice quelques récriminations passionnées contre les grands maîtres de la scène française, que, par un autre travers d’esprit, ils ne jugeaient pas assez grecs.

C’est au milieu de ces deux camps, entre les blasphémateurs de la tragédie d’Athènes et les détracteurs de notre propre scène, que M. Patin s’avance aujourd’hui avec son nouveau livre, prenant (un peu tard peut-être) la position de modérateur et d’arbitre. Au reste, il serait fort injuste de reprocher à M. Patin d’entrer en lice au moment où la lutte semble à peu près terminée. Si les esprits sont, à cette heure, plus raisonnables et mieux éclairés sur ces questions, n’est-ce pas, en partie, grace à M. Patin lui-même, grace à ses écrits, tous marqués au coin du goût et de la raison, grace même à quelques fragmens de l’ouvrage qu’il publie en ce moment, feuilles détachées qu’on a lues avec fruit dans divers recueils littéraires, notamment dans le Globe de 1825 à 1829 ? n’est-ce pas enfin et surtout, grace à ses solides et piquantes leçons à la Faculté des Lettres ? En effet, M. Patin n’est pas seulement un écrivain d’un sens juste et d’une rare élégance, plusieurs fois couronné par les juges du bon goût et du bon langage, avant d’avoir pris place au milieu d’eux ; M. Patin se distingue entre tous par une remarquable vocation enseignante, qui a eu sur nos jeunes générations une incontestable influence d’attrait et de persuasion. Maître de conférences à l’École Normale, de 1815 à 1822, suppléant pendant deux années (de 1830 à 1832) de l’homme assurément le plus difficile à suppléer dans une chaire de littérature française, de M. Villemain, professeur titulaire de poésie latine à la