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temps tous les actes qui avaient commencé la révolution, changé l’ancien ordre de choses et à moitié renversé le trône. Déjà alors les priviléges des castes nobles étaient supprimés, les droits du clergé abolis, et les biens ecclésiastiques réunis au domaine national.

Le prieur et la plupart des religieux abandonnèrent le jour même l’abbaye de Châalis. Estève, l’abbé Girou et le père Timothée restèrent jusqu’au lendemain dans le logis des hôtes. Le père Timothée semblait éprouver plus d’étonnement que de joie de ce changement d’existence. Malgré son scepticisme religieux et sa profession avouée d’athéisme, il y avait encore en lui des opinions, des préjugés de race ; le vieux gentilhomme vivait encore dans la personne du moine défroqué. L’abbé Girou acceptait avec sa soumission ordinaire le bien et le mal que la Providence dispensait aux hommes dans cette violente réaction. Il gémissait sur les désastres de l’église et remerciait le ciel de la délivrance d’Estève. — Mon ami, lui dit-il, je suis venu pour vous emmener ; j’occupe, dans un des quartiers les plus tranquilles de Paris, un logement où je me suis retiré, bien que je remplisse encore les fonctions d’aumônier de la prison de Saint-Lazare ; c’est là que nous vivrons ensemble. — Le digne prêtre offrit ensuite au père Timothée de partager l’asile qu’il donnait à Estève, et décida le vieux moine à les accompagner.

La première pensée d’Estève fut d’aller à Froidefont pour savoir quel était le sort de la famille de Leuzière au milieu des bouleversemens qui avaient changé tant de hautes existences ; mais on était au cœur de l’hiver, et probablement il n’y avait à Froidefont que le concierge et le régisseur. Estève préféra aller d’abord à Paris, où il avait plus de chances de trouver la marquise et sa petite-fille dans leur hôtel de la rue de Varennes.

L’abbé Girou occupait dans le haut du faubourg Saint-Denis une petite maison située entre cour et jardin ; aucun des bruits de la grande ville ne retentissait jusque-là, et Paris tout entier aurait été livré au pillage et à la destruction, qu’on n’en aurait rien su dans cette maisonnette, que le vaste enclos de Saint-Lazare séparait des autres habitations. Une vieille Provençale, que l’abbé Girou avait trouvée sur le pavé de Paris, faisait le ménage et prenait soin de ce modeste intérieur. La santé d’Estève se raffermit promptement dans cet humble bien-être, et la société douce et consolante de ses deux amis releva ses forces morales. Il se rattacha à la vie par des affections et par des espérances qu’il osait à peine formuler en lui-même, mais qui lui causaient des tressaillemens de tendresse et de joie.