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LE DERNIER OBLAT.

Dès le second jour de son arrivée à Paris, il était allé à l’hôtel de Leuzière. Avant même que sa main eût soulevé le lourd marteau de la porte-cochère, il avait compris, à la tranquillité, au silence de cette demeure, que les maîtres étaient absens. Il dut frapper plusieurs fois pour se faire ouvrir, car il n’y avait personne dans la loge du suisse. Le concierge auquel il s’adressa le regarda d’un air inquiet, défiant, et lui répondit avec une sèche politesse que Mme la marquise de Leuzière et Mme la comtesse de Champreux étaient à la campagne.

— À Froidefont sans doute ? s’écria Estève.

— Non, monsieur, répliqua vivement cet homme ; Mme la marquise est en Lorraine, mais on l’attend à Paris vers la fin de l’hiver, du moins je le crois.

Estève se retira. Comme il sortait, un savetier, assis dans sa misérable échoppe au coin de la rue, releva la tête, et lui cria :

— Il s’est fait prier pour vous ouvrir la porte, le vieux loup ! et je parierais qu’il vous a débité un tas de mensonges. Il dit à tous venans que la vieille dame est à la campagne ; mais il sait bien le contraire, l’ivrogne !

— Comment ! que voulez-vous dire ? s’écria Estève, frappé des paroles de cet homme, et se résignant avec une sorte de dégoût à l’interroger.

— Je dis que la vieille marquise est une aristocrate qui a passé à l’étranger avec sa petite-fille et toute sa fortune. Elle a émigré comme tant de nobles de ce quartier.

— Mais Mme la marquise de Leuzière ne se mêlait pas de politique, interrompit Estève.

— Vous croyez ça ! Elles étaient de la cour ; je les ai vues à Versailles les 5 et 6 octobre, quand nous sommes allés chercher le roi. Je vous dis que c’étaient des aristocrates, et qu’aujourd’hui elles conspirent à l’étranger.

Estève comprit qu’il pouvait y avoir quelque chose de vrai dans les soupçons de cet homme ; déjà une partie de la famille royale et de la haute noblesse, alarmées par la gravité des évènemens, avaient cherché un refuge hors du royaume, et il était possible, en effet, que la marquise eût suivi cet exemple.

Ce fut un motif de tristesse et en même temps de sécurité pour Estève, qui dès-lors conçut l’espoir d’aller un jour revoir la comtesse dans son exil. Aussitôt rentré dans le monde, il avait eu la pensée de se rapprocher de son père, et l’abbé Girou avait fait faire quelques démarches auprès du marquis ; mais une lettre de la personne char-