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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/254

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traduire ces types en formules, qu’elle lie ensuite en systèmes et constitue en science.

Il y eut donc chez les Grecs une philosophie du drame sérieux analogue et peut-être supérieure à ce que nous appelons aujourd’hui la philosophie de l’histoire ; car que faisait-elle dans la tragédie ? À quoi s’attachait-elle ? À quelques faits, les plus généraux de tous : action réciproque de la Providence et de l’homme, loi du progrès par le sacrifice, glorification de la vie à travers la mort. Ces faits-là sont les générateurs de toute loi morale et de toute société ; ils agissent chaque jour et partout où deux êtres humains vivent ensemble. C’est en montrant ou en laissant entrevoir cette philosophie au fond de ses drames, que le théâtre tragique atteignit, chez Sophocle surtout, cette beauté qui tient à la fois de la terre et du ciel, de la vérité imitative et de la vérité abstraite, du fini et de l’infini. C’est pourquoi le génie de Sophocle nous apparaît, non comme un phénomène de perfection absolue qui devrait désespérer l’émulation, mais comme un germe complet de ce que le drame doit être. N’est-ce pas en effet dans cette philosophie qu’est la source de toute puissance dramatique ? Quand voyons-nous l’émotion devenir contagieuse et l’admiration unanime ? N’est-ce pas lorsque ces grandes idées des luttes humaines, du sacrifice, de la nature vaincue, de l’ame douloureusement triomphante, éclatent dans la situation ou les paroles d’un personnage ? Le drame tragique est donc une œuvre essentiellement religieuse ; il a ce privilège au-dessus de toute autre poésie, que pour lui la beauté littéraire et la beauté morale sont une seule et même chose. Aussi toutes les gloires de premier ordre acquises par des œuvres tragiques ceignent des têtes que l’idée religieuse ou philosophique a fortement préoccupées : Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Corneille, Racine. Le théâtre fut grand en ces temps-là ; il pourrait le devenir encore, si nos poètes retournaient sérieusement à cette vieille et forte philosophie.


L.-A. Binaut