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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/536

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mable unité ; quand il se produit au dehors, il se divise, et alors il a un nom.

Cette notion du vide considéré comme l’essence absolue, le principe de tous les êtres, s’exprime chez Lao-tseu par des métaphores d’une ingénieuse étrangeté. Il s’agit de rendre sensible une idée métaphysique, la plus subtile de toutes, savoir que ce qui n’a aucun des caractères de l’existence est le fondement de toute existence. Lao-tseu dit[1] : « Trente rais se réunissent autour d’un moyeu, c’est de son vide que dépend l’usage du char ; on pétrit de la terre glaise pour faire des vases, c’est de son vide que dépend l’usage des vases ; on perce des portes et des fenêtres pour faire une maison, c’est de leur vide que dépend l’usage de la maison. » Comparez ces métaphores mesquines et triviales, mais claires et exactes, avec les symboles poétiques, mais vagues, employés par le génie indien, pour exprimer la même pensée, savoir que le vide est le principe des choses, et vous aurez le spectacle de la diversité du génie de deux peuples. Rien ne montre mieux qu’une traduction d’un même texte la différence de deux esprits et de deux langues.

Au point de vue de Lao-tseu, l’unité est l’essence de tout ; essentiellement donc rien n’est divers, distinct ; il n’y a ni vrai ni faux, ni beau ni laid, ni être ni non-être. Ce sont là de simples rapports, des distinctions apparentes au-dessus desquelles le sage éclairé par le tao doit s’élever. Aussi Lao-tseu s’oppose-t-il à ceux qui éprouvent des sentimens et qui croient savoir quelque chose ; lui se réfugie dans l’insensibilité et l’ignorance[2] : « Je suis calme, mes affections n’ont pas encore germé, je ressemble à un nouveau-né qui n’a pas encore souri à sa mère… Les hommes du monde sont remplis de lumières ; moi seul je suis comme plongé dans les ténèbres. » Il n’a pas la fausse science des hommes, il ne veut pas de cette science ; mais il connaît le tao. « Moi seul, ajoute-t-il, je diffère des autres hommes, parce que je révère la mère qui nourrit tous les êtres. »

Celui qui est en possession du tao est supérieur à toutes les affections qui troublent l’ame des hommes ; il est impassible comme l’univers ; « le ciel et la terre n’ont point d’affection particulière, ils regardent la création comme le chien de paille du sacrifice[3]. Le

  1. Liv. I, ch. 11.
  2. Ch. 20.
  3. Ch. 5. — Chien fait avec de la paille liée, que l’on couvre des plus riches