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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/538

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REVUE DES DEUX MONDES.

hommes d’une vertu supérieure la pratiquent sans y songer, naturellement, » ajoute le commentaire. Ailleurs Lao-tseu dit : « La vertu ne doit pas avoir conscience d’elle-même. »

Si le christianisme, où triomphe l’énergie morale de l’homme, a pu s’égarer dans le fatalisme des quiétistes et dans le mépris des œuvres que le jansénisme a prêché après les religions panthéistes de l’Inde, on ne saurait s’étonner qu’une doctrine animée de l’esprit de ces religions ait sacrifié la liberté humaine au développement irrésistible du principe absolu duquel émanent les êtres.

Lao-tseu représente en Chine le quiétisme oriental. « Celui qui est parvenu au comble du vide garde fermement le repos, » dit-il. Le grand précepte de cette morale, c’est l’absence de désir et la quiétude absolue qui en résulte. « L’homme doit clore sa bouche, fermer ses oreilles et ses yeux. S’il ouvre sa bouche et augmente son désir, il ne pourra être sauvé ; augmenter sa vie s’appelle une calamité. » Ceci montre combien le génie de l’Orient est opposé au génie de l’Occident. Au lieu de se livrer à son activité et d’en vivre, l’homme conçoit la pensée de s’y soustraire. Pénétré de la misère de sa nature, il veut lui échapper pour ainsi dire en s’abstenant. Il supprime le désir, suspend l’action, éteint la pensée, et arrive ainsi par la mort au calme. L’Européen est insatiable d’émotions, d’entreprises, d’idées ; il est constamment tourmenté du besoin de ce que les Anglais appellent excitement. Il ne sent sa vie que lorsqu’il la dépense ; il n’en jouit que lorsqu’il la prodigue ; il a de la peine à comprendre l’Asiatique qui travaille à sortir du tourbillon ardent de la vie, à se reposer dans l’impassibilité absolue. C’est à exécuter ce tour de force contemplatif qu’aspire Lao-tseu. Pour lui, le grand secret de la vie est de vivre le moins possible. « À peine l’homme est-il né, dit-il, que treize causes de mort l’entraînent rapidement au trépas. Quelle en est la raison ? C’est qu’il veut vivre avec trop d’intensité[1]. » Il y a plus, on entrevoit ici l’espoir de se dérober à l’empire de la mort en se dérobant à la puissance de la vie. Si l’homme parvient à contenir son énergie vitale, il ne l’usera point, il ne mourra point. De là sans doute l’origine des recettes merveilleuses pour prolonger la vie, pour assurer l’immortalité que prétendent posséder les tao-ssé modernes. Ce qui était dans le principe une idée philosophique devient souvent dans la vieillesse des sectes une pratique superstitieuse.

  1. Ch. 50.